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Interview de Jacques Dupâquier

Martine Godet : Nous avons convenu d’une interview portant sur la mission que vous avez effectuée en URSS en 1956, donc juste après le XXe Congrès et le début de la déstalinisation. Pourriez-vous commencer par décrire comment cette mission a été conçue, sur quelle initiative elle a été organisée ?

Jacques Dupâquier : En réalité, ce n'était pas une mission. Je travaillais à l’élaboration d’une encyclopédie sur l'Union soviétique et les démocraties populaires. À ce moment-là, toutes les connaissances que nous croyions avoir sur ce pays étaient bouleversées et j'ai donc demandé à faire un voyage en Union soviétique. L'ambassade m'a réorienté vers France-URSS, qui organisait une mission en Union soviétique avec Senese, qui était alors secrétaire du Syndicat national des instituteurs, et la Ligue de l'enseignement. Je me suis donc proposé pour cette mission sans dire qui j'étais et j'ai eu la chance d'y être admis, mais ce n'était pas du tout une mission officielle. Je voulais aller voir sur place comment cela se passait.

I. : Qui étaient les participants ?

J.D. : Nous étions vingt-cinq environ, tous ou à peu près membres de France-URSS ou de la Ligue de l'enseignement. Nous sommes donc partis en avion – c'était au mois de septembre, déjà, ou fin août – de Paris à Moscou en passant par Prague. Nous avons séjourné à Moscou. De Moscou, on nous a envoyés en Ouzbékistan, à Tachkent (aller-retour en avion). Retour très bref à Moscou, puis départ pour Leningrad où nous sommes restés plusieurs jours. Au total, ce voyage s'est étalé sur environ trois semaines et cela a été tout à fait passionnant, surtout pour un géographe. Parce qu'on volait avec des avions à hélices, qui ne montaient pas très haut. On était à 3 200 mètres et je voyais la réalité soviétique s'inscrire sous mes yeux par le hublot, ce que je n'aurais pas pu faire dans un jet. C'étaient des appareils un peu primitifs. On atterrissait comme on pouvait, il n'y avait pas toujours de piste bétonnée. On a atterri quelque fois dans la boue mais pour moi, cela a été passionnant. De 3 200 mètres, on voit tout : les maisons, les camions, les automobiles, les machines agricoles. Pas les hommes, mais c'était suffisant tout de même pour avoir une perspective nouvelle, en particulier sur l'Asie centrale.

I. : Pouvez-vous décrire concrètement ce que vous avez vu ?

J.D. : Absolument. Je vous parlerai plus tard de mes impressions générales. De fait, tout ce que je croyais savoir sur l'Union soviétique – parce que j'avais beaucoup lu, et lu des auteurs qui allaient dans les deux sens –, tout a été totalement bouleversé par quelques jours de contact. La réalité soviétique était beaucoup plus complexe que je me l'imaginais. Avant tout, je voulais savoir. Je n'étais pas venu là pour me conforter dans mes idées ou pour chercher des vérités préfabriquées, et pour moi cela a été une expérience tout à fait incroyable.

À Moscou, nous avons évidemment visité les monuments et les musées. Nous étions relativement libres, si bien que je n'hésitais pas à abandonner le groupe et à faire des promenades pour mon compte.

I. : On vous laissait faire ?

J.D. : On m'a laissé faire, complètement. Je n'ai jamais été surveillé par des policiers. On n'a jamais essayé de m'empêcher d'aller me promener à mon gré, ni à Moscou, ni à Tachkent où je suis allé jusque dans la campagne, ni à Leningrad où je me suis promené seul sur les canaux. Donc j'ai fait des visites officielles, mais je les ai complétées par des sortes de prises de contact directes avec la réalité sociale soviétique.

I. : Et l'interprète vous laissait vraiment filer comme ça ?

J.D. : En ce qui concerne les interprètes, c'est très curieux. D'habitude, quand on fait des voyages de ce type, il y a un interprète qui est en même temps un policier. Mais dans le cas présent, ils avaient dû être débordés, alors ils avaient engagé comme interprètes des professeurs de français qui venaient du milieu enseignant et pas du tout de la police, et qui se trouvaient promus à des fonctions qui les éblouissaient. Ces pauvres gens vivaient certainement très misérablement. J'ai vu un jour une interprète à la table d'un ministre à Moscou, alors qu'on avait fait tourner autour de la table un immense saladier de caviar, regarder fixement le caviar dont elle avait évidemment envie, et brusquement, n'y tenant plus, saisir le saladier et manger le caviar à la cuillère sous les regards horrifiés du ministre !

I. : Fantastique !

J.D. : On a eu évidemment des ennuis au départ. Ils voulaient contrôler les bagages, mais j'ai appris très rapidement qu'en Union soviétique, quand on a des ennuis avec la police, il ne faut pas être gentil, il ne faut surtout pas s'aplatir. Ils détestent le scandale et, par conséquent, la crainte du scandale les fait très rapidement capituler. Je l'ai constaté surtout au cours de mon second voyage, en 1964, dans une atmosphère qui n'était plus l'atmosphère de liberté de 1956.

Après Moscou, nous sommes allés à Tachkent – c'était avant le tremblement de terre. C'était encore la grande ville ouzbek, avec une seule avenue construite à la mode stalinienne au milieu de la ville. Tout cela a d'ailleurs été démoli quelques années plus tard1. Je me suis promené dans la ville de terre, j'ai vu le marché, où il y avait des femmes voilées, d'ailleurs, des vieilles femmes dont les jeunes se moquaient. Je suis allée dans une mosquée, nous avons fait des visites très intéressantes ; nous avons rencontré des responsables ouzbeks mais chacun d’eux était doublé par un Russe. C'est-à-dire qu’ils étaient beaucoup plus surveillés que nous pouvions l'être.

I. : Ces responsables parlaient ouzbek et puis le Russe traduisait, ou bien ils parlaient russe et le Russe contrôlait ?

J.D. : Ils parlaient russe. Tout le monde parlait russe. L'interprète traduisait. Moi, j'avais des petits rudiments de russe, suffisants pour me débrouiller pour faire les courses et demander mon chemin.

I. : C'est pour cela que vous pouviez vous écarter du groupe ?

J.D. : Je m'écartais du groupe, je l'abandonnais pendant facilement une demi-journée sans que jamais personne ne me coure après. Quant aux photographies, il faut avoir en tête qu’à cette époque-là, après le XXe Congrès, tout leur univers policier et mental s'était effondré. Ils ne savaient plus ce qui était permis et ce qui n'était pas permis ,et quand je me suis trouvé dans l'avion – en particulier pour le vol Moscou-Tachkent, j'ai pris des tas de photos par le hublot. À un moment donné, nous avons survolé un camp de concentration, alors l'interprète ou l'hôtesse de l'air est sortie du cockpit et est venue me dire qu'il était défendu de prendre des photos, puis elle est rentrée dans le cockpit et moi j'ai repris mon appareil et j'ai continué. J'ai fait ce que j'ai voulu. C'était tout à fait passionnant. J'ai vu les terres vierges, ce qui m'a donné une idée du caractère grandiose du projet et de la misère de la réalisation. Tous ces jeunes Komsomols campaient dans les steppes. Il y avait d'immenses champs où s'activaient des machines, mais il n'y avait même pas un hangar pour stocker le grain, si bien qu'on avait creusé au bulldozer des fossés en forme de quadrilatère, comme un château du Moyen Âge, et au milieu, il y avait une montagne de grain avec une élévatrice. Tout cela sans aucune protection, à la merci des rongeurs et des intempéries. J'ai compris pourquoi cela ne marchait pas.

I. : Avez-vous vu beaucoup de kolkhozes ?

J.D. : Non, nous avons vu un kolkhoze pratiquant la culture du coton, mais on n'a pas trop essayé de nous en mettre plein la vue. C'est-à-dire que j'ai vu cueillir le coton à la main, il n'y avait pas ces machines qui figuraient toujours sur les photographies de l'agence officielle Novosti, mais les Ouzbeks étaient charmants. L'Ouzbékistan donnait une impression de… comment dirais-je, de paix, de tranquillité qui probablement, quelques années après, avait disparu.

I. : Le plan du voyage avait naturellement été élaboré à Paris ?

J.D. : Bien sûr.

I. : En tant que géographe, vous aviez demandé à voir certaines choses ?

J.D. : Non, non. On m'a inclus dans une délégation et je me suis plié entièrement à l'itinéraire. Je n'ai rien demandé d'autre. Tout ce que j'ai demandé, c'est ma liberté quand j'étais sur place. D'ailleurs, quand je suis rentré, le parti communiste m'a reproché d'être allé en Union soviétique sans avoir l'aval du parti, d'autant plus que j'avais vu des choses qui n'étaient pas toujours politiquement correctes.

I. : Qu’avez-vous vu de non politiquement correct ?

J.D. : Ils ne se sont aperçus de rien au cours du voyage, ce qui montre bien que le contrôle policier était relativement faible. Pour vous donner une idée de la liberté qui pouvait régner, me voilà dans le métro de Moscou...

I. : Seul ?

J.D. : Seul. Et je vois deux ivrognes portant des complets lamentablement usés qui étaient tombés dans les bras l'un de l'autre et s'embrassaient sur la bouche, sur le quai. J'arrive avec mon appareil et mon flash, et je prends une photo. Grand mouvement évidemment sur le quai, les Russes arrivent, et je me dis que j’étais allé trop loin et que j’allais être obligé de donner ma pellicule. Eh bien, à ma grande surprise, les Russes qui sont venus ont attrapé les deux ivrognes, les ont séparés et leur ont fait la leçon en montrant mon appareil et en expliquant : “Voilà l'image que vous allez donner de l'Union soviétique, espèces de pochards !“ – mais on ne m'a pas confisqué mon rouleau, alors qu'en 1964, on m'aurait tout pris.

I. : On avait donc en 1956 une impression de grande liberté ?

J.D. : Encore une fois, on ne savait plus ce qui était permis et ce qui ne l’était pas. Les Russes étaient en plein désarroi. La première impression que j'ai eue, si vous voulez, c'était cette sorte de pagaille, de désorganisation. Toute initiative était interdite. Quand vous arriviez dans un hôtel, si les chambres n'avaient pas été retenues d'avance, vous pouviez attendre trois, quatre heures, avant qu'on se décide à vous les ouvrir, alors que les chambres étaient libres. D’où mon impression : “Mais comment ont-ils pu battre les Allemands, qui étaient, eux, superbement organisés ?“. Et la deuxième impression que j’ai eue, c'est qu’ils n’avaient quand même pas l’air si malheureux que cela. Or, c'est tout à fait paradoxal. Le stalinisme avait été terrible, mais ils ne semblaient pas s'en être aperçus, alors que toutes les familles avaient dû être touchées. Un jour que j'étais à table à côté d'un professeur de français, une Soviétique, je lui ai parlé du rapport Khrouchtchev. Le parti communiste en France ne voulait pas en reconnaître l'existence et parlait du rapport “attribué au camarade Khrouchtchev“. Je lui en ai parlé et elle m'a dit ce qui s'était passé dans sa cellule quand on avait lu le rapport Khrouchtchev. Un certain nombre de personnes s'étaient évanouies de saisissement, d'autres s'étaient mises à pleurer, alors que réellement, on aurait pu penser que les Russes savaient tout à propos du stalinisme, puisqu'ils en avaient été les victimes. C'est comme si ils avaient eu des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. Ils vivaient dans un mythe qui s'imposait même à ceux qui auraient dû être des témoins.

Évidemment, on ne pouvait qu’observer le contraste existant entre les bâtiments publics qui étaient grandioses, d’inspiration mégalomane, avec cette architecture stalinienne néoclassique versant dans le gigantisme et des ornements démesurés… et puis cette pauvreté universelle qu'on voyait dans les rues, même à Moscou, dès qu'on s'écartait des grandes avenues pour pénétrer dans chaque quartier. Moscou était encore plus qu'à moitié une ville de bois, en 1956. Quant à Tachkent, c'était une ville de terre. Leningrad donnait une meilleure impression parce que tous les monuments avaient été reconstruits, et puis il y avait ce site tout à fait extraordinaire. J'ai été fasciné par la beauté de Leningrad, sans compter la lumière superbe qui baignait la ville. J'ai pris les vedettes, j'ai voyagé à travers tout l'estuaire de la Neva, j'ai rencontré de pauvres gens, des femmes qui m'ont parlé français, qui m'ont raconté leurs misères, le mari arrêté, disparu, etc.

I. : Le plus extraordinaire, c’est qu’en plus, les simples citoyens osaient vous aborder et vous parler?

J.D. : C'est incroyable. Je pense que c'est dû à l'effondrement moral suscité par le rapport Khrouchtchev et le XXe Congrès. La répression s'était arrêtée. Le temps était suspendu. Quand je suis revenu la deuxième fois, j'ai été arrêté plusieurs fois – enfin je ne me suis pas laissé faire – mais on a essayé plusieurs fois de m'arrêter. La même chose quand je suis revenu du Japon par le Transsibérien, lors de mon troisième voyage. Le deuxième, en 1964, je l'ai fait en voiture. Je suis parti en voiture de Paris jusqu'à Tachkent. J'ai vu beaucoup de choses, mais ça, on en reparlera si vous voulez une autre fois. En tout cas, ce n'était plus la même liberté.

Donc, en 1956, j'étais avec le groupe mais je l'abandonnais comme je voulais, et je le retrouvais le soir. Nous faisions les visites officielles, et lors de ces visites officielles, ce qui était incroyable, c'est que les Russes répondaient très librement. Même dans les entreprises, on soulevait des problèmes ou on formulait des objections à leurs réponses, et le plus curieux, c'est que les communistes de notre délégation répondaient avant les Russes. Eux, ils savaient. D'avance, avant de partir, ils connaissaient l'Union soviétique mieux que les Soviétiques eux-mêmes. Alors ils répondaient à leur place, et on était obligé de leur dire : "Voulez-vous laisser parler M. le Directeur ?" – et effectivement, cela ne se passait jamais comme ils l'imaginaient. Ils vivaient dans un univers mythique et ils ont certainement fait le voyage sans voir les réalités. Voici un exemple représentatif de l'atmosphère qui régnait. Nous avons pris le train La Flèche rouge à la vitesse magnifique de 60 km/h de Moscou à Leningrad. Nous avons voyagé de nuit et le matin, c'était au mois de septembre, je regarde par la fenêtre et je vois des champs de pommes de terre gelés. Ce qui m'étonne, parce qu'en tant que géographe, je ne savais pas que l'hiver commençait si tôt, j'aurais dû me souvenir de Napoléon. Et voilà qu'à déjeuner avec le ministre de l'Instruction publique de la République de Russie, nous étions à table, il y avait soixante personnes au moins et je dis : "Je suis quand même étonné, je croyais bien connaître l'Union soviétique et j'ai vu ce matin des champs de pommes de terre gelés". Eh bien une Française de notre groupe s'est levée en face de moi, rouge de fureur, en me disant : "Eh bien, monsieur, avec le temps que nous avons eu cet été à Paris, nous n'avons vraiment pas le droit de nous vanter" (rires). Les conversations s'étaient arrêtées, tout le monde a entendu et j'ai dit : "Je ne rends pas le gouvernement soviétique responsable du gel des pommes de terre, je constate simplement que le climat est plus rude et l'hiver plus précoce que je me l'imaginais". Mais voilà, c'était tout à fait typique. Et même en ce qui concerne Jules Mock que j'ai rencontré là-bas, son esprit critique correspondait toujours à l'esprit critique d'André Gide et du retour d'URSS. Lui a fait un voyage plus officiel que nous. J'imagine qu'on n'a pas laissé Jules Mock se promener à travers les rues et parler avec des Russes. D'ailleurs, pour parler avec des Russes, il fallait tomber sur des Russes qui parlent français.

I. : Donc au niveau de la surveillance et du contrôle, c'était quasiment ...

J.D. : Incroyable. Je suis retourné en URSS plusieurs fois depuis. Même à l'époque de Gorbatchev et plus tard encore, je n'ai jamais eu une aussi grande impression de liberté qu’en 1956. Je pense que cela n'a dû durer que quelques mois. Il aurait fallu en profiter davantage. Remarquez qu'en 1964, on m'a tout de même laissé aller en voiture de Paris à Moscou et de Moscou à Tachkent, ce qui était aussi très instructif, mais là, nous étions étroitement encadrés et surveillés par la police.

I. : C'était un groupe de plusieurs voitures ?

J. D. : Une vingtaine de voitures, mais on ne se suivait pas. L'un de mes amis, au moment de sortir de Kiev, a été arrêté et je ne l'ai pas retrouvé à Lvov. Je n'ai eu de ses nouvelles qu'une fois rentré en France.

I. : Il avait été arrêté ?

J.D. : Il avait été arrêté avec ses enfants parce qu'ils avaient croisé un convoi militaire. Un des enfants avait mis le nez à la fenêtre. Il y avait un canon qui était bâché. On leur a couru après et on les a arrêtés. Une nuit et un jour d'interrogatoire. Et quand on les a relâchés, comme il fallait suivre un itinéraire fixe, ils n'ont pas pu nous rattraper. ça, c’était en 1964. Je leur avais expliqué surtout de ne jamais suivre un policier au poste. Ne jamais donner son appareil, ne jamais donner sa pellicule. Quand on est vraiment coincé, il vaut mieux crier que céder.

I. : Peut-on revenir sur cette impression de liberté et de désordre généralisé ? Vous disiez que les Russes s'adressaient à vous à Leningrad quand vous vous promeniez seul, et venaient vous parler de leur histoire ?

J.D. : Oui. Mais je n'ai pas eu beaucoup d'exemples. Les Russes que j'ai rencontrés et avec lesquels j'ai parlé le plus, c'était les professeurs russes de français que l'on retrouvait dans les banquets. Banquets gigantesques...

I. : Organisés en votre honneur...

J.D. : Organisés en notre honneur, soit à Moscou, soit à Iasnaïa Poliana. Chose amusante, d'ailleurs, quand on était à Moscou, il n’y avait pas de vin, pas d'alcool, on ne buvait que des décoctions de fruits parce que Khrouchtchev avait voulu prohiber la vodka. Mais quand nous sommes arrivés à Iasnaïa Poliana, ils ne le savaient pas, et quand nous nous sommes mis à table après dix ou douze heures de voyage et de conférences, il y avait une bouteille de vodka pour quatre convives, plus deux de cognac russe, c'est-à-dire trois bouteilles d'alcool pour quatre.

I. : Donc, dans le cadre de ces banquets officiels, les enseignants qui vous rencontraient semblaient témoigner relativement librement. Ont-ils abordé le problème de la fin de la guerre, du retour des camps ?

J.D. : Non, c'est extraordinaire. Ils parlaient essentiellement de la déstalinisation, du rapport Khrouchtchev, et puis du sentiment que cela allait mieux. Cela semble incroyable quand on dit cela maintenant, 48 ans plus tard : les Russes avaient le sentiment que tout allait s'arranger ! Et moi, je vous dirai que je suis revenu avec le sentiment que l'Union soviétique allait s'en sortir. En 1964, j'avais déjà déchanté. Mais en 1956, il y avait eu le progrès matériel et la terreur avait cessé.

J'ai rencontré le romancier soviétique Il y a Ehrenbourg – c’était une rencontre officielle. Mais lui qui avait été à la limite de l'arrestation à l'époque de Staline n’était pas très libre dans ses propos. Il ne nous a rien appris. Il m'a simplement dit que livre de Cholokhov Le Don paisible n'était pas de Cholokhov, mais il s'est limité à des généralités. On a parlé un peu des dissidents, quand même, mais enfin, il avait appris à se taire.

I. : Quelle était l'URSS que l'on souhaitait vous montrer ? L'image de l'URSS que l'on souhaitait diffuser ?

J.D. : Le problème – n'oubliez pas une chose – c'est qu'il n'y avait pas de capacité d'accueil, pas d'hôtels, donc on ne pouvait guère nous promener en dehors des grandes villes. Impossible d'envisager la campagne. Quand nous avons visité la campagne ouzbek, nous avons été reçus par des chefs ouzbeks sous la tente. Il y avait les hôtels officiels, construits pour la plupart à l'époque de Staline, et c’est là que l’on devait aller. Et quand j’y suis retourné en 1964, nous campions, donc nous avions une liberté beaucoup plus grande en ce qui concerne l'itinéraire. Et quand je suis rentré...

I. : Pour votre voyage de 1964, l'itinéraire n'était pas fixé d'avance ?

J.D. : Si, l'itinéraire était fixé mais il y avait de gigantesques campings où nous pouvions dresser notre tente, nous n'avons logé qu'une fois à l'hôtel.

I. : Pendant tout le voyage ?

J.D. : Oui, il a duré trois semaines... Un peu plus, même. Mais en 1956, nous avons logé dans des hôtels, toujours les mêmes.

I. : En 1956, en Ouzbékistan, vous avez fait tout un tour ?

J.D. : Oui, nous avons vu évidemment les réalisations officielles. On nous a promenés assez librement. La preuve, c'est que nous avons pu voir une mosquée, où il y avait, je crois que c'était un mufti, un homme tout à fait remarquable. Et je suis allé au marché. J’y suis resté toute la matinée sans bouger, mon appareil monté sur un pied, et c'est là que j'ai pu prendre ces photographies qui ont souvent été reproduites depuis, et dont vous avez quelques exemplaires. Et je me suis promené dans la campagne, j’ai observé la construction de maisons en terre, j'ai vu comment on faisait sécher le coton. C'était une sorte de plongée dans l'Ouzbékistan traditionnel.

I. : Qu’y avait-il à l'époque dans les marchés ?

J.D. : C’étaient des marchés kolkhoziens. Iil y avait des camions qui apportaient les légumes produits dans les kolkhozes, mais il y avait aussi beaucoup de gens qui apportaient ce qui poussait dans leur jardin, et tout le monde se ravitaillait là. Comme il n'y avait pas de petit commerce à Tachkent, le seul endroit où on pouvait faire ses emplettes, c'était le marché.

I. : Après l’Ouzbékistan, retour à Moscou ?

J.D. : Retour à Moscou. C'est justement un aspect de la pagaille. Nous devions repasser par Moscou mais ils avaient oublié de planifier l'hôtel, alors on nous a conduits à l'hôtel, mais le gérant n'avait pas reçu l'ordre de nous donner des chambres. Nous sommes donc restés pendant quatre heures dans les fauteuils de l'entrée en attendant qu'on ouvre les chambres. Alors – toujours la tactique du scandale – nous avons découvert, dans un placard, un aspirateur non pas électrique, mais à roulettes (il marchait un petit peu comme les anciennes tondeuses à gazon). Alors nous avons pris l'aspirateur à roulettes, nous avons fait un énorme monôme et entrepris de nettoyer les tapis de l'hôtel. Nous n'avions même pas eu le temps de faire un tour complet (je prenais des photos) lorsque le gérant est arrivé, s'est interposé et a dit :"C'est arrangé ! Vous avez vos chambres". Cinq minutes plus tard, nous étions installés. C'est tout à fait typique de la vie soviétique de l'époque.

I. : Extraordinaire. Pouvez-vous préciser un peu ce que vous entendez par “pagaille" ? Était-ce plus qu'une bureaucratie tentaculaire comme il y en a toujours eu en URSS ?

J.D. : Je pense que le stalinisme avait tué non seulement l'initiative, mais tout goût de l'initiative. Et l'échec de Khrouchtchev, dans une grande mesure, consiste en ce qu’il a été impossible de revenir à l'entreprise individuelle parce que l'esprit d'entreprise avait été totalement déraciné en Union soviétique. C'est devenu célèbre par la suite : le journal satirique Krokodil a publié des caricatures formidables sur ce sujet. C'est surtout en 1964 que cela m’est apparu de manière évidente. En 1956, j’aurais pensé que l’on pouvait encore faire marche arrière. Je crois que l'erreur profonde qui a été faite à ce moment-là, c'est de ne pas avoir rétabli la propriété privée de la terre. L'agriculture n'a pas pu démarrer parce qu'elle était empêtrée dans la bureaucratie des sovkhozes et des kolkhozes. J'ai vu plus tard, en 1964, dans les plaines du Kouban, un magnifique tracteur tout neuf dans un sovkhoze. Il était sous la pluie parce qu'il n'y avait pas de hangar à tracteurs. Après interrogation, on a appris que ce tracteur était là depuis l'année précédente, mais que le gicleur du carburateur était bouché, et on attendait depuis un an le gicleur pour faire repartir le tracteur, étant bien entendu que quand le gicleur arriverait, le tracteur ne pourrait plus jamais marcher ; ce qui explique que l'Union soviétique produisait bon an mal an autant de tracteurs qu'il y en avait en circulation, parce que leur durée de vie était très faible. C'est ça la pagaille, aussi, l'absence d'initiative. C'est-à-dire en traversant l'Ukraine, en 1964, de voir des moissons faites de nuit, à la lueur des phares et des projecteurs et à côté, sur 6 ou 7 km, de bonnes terres qui n'avaient pas été cultivées.

I. : Vous avez pu discuter un peu sur le fond des problèmes avec les directeurs de kolkhozes ?

J.D. : On a pu discuter assez bien en 1956, mais évidemment, on a aussi essayé de nous bourrer le crâne. Mais je ne me laissais pas faire, j'ai effectué dans ces années-là des voyages en Tchécoslovaquie et en Pologne, et quand on me bourrait le crâne, je disais à l'interprète : "Dites-lui que je ne suis pas dupe, que l'on se moque du monde, et que l'entretien est terminé".

I. : Et ça s'arrêtait là ?

J.D. : Ça s'arrêtait là, et alors l'interprète me courait après, mais, vous savez, il savait bien, lui-même, qu'il racontait des sottises.

I. : Finalement, une structure d'accompagnement assez souple ? Vous étiez encadré par votre interprète, qu’y avait-il d'autre ?

J.D. : Nous avions une autre interprète qui s'occupait essentiellement de la bonne marche matérielle du voyage, mais qui ne nous a pas parlé. Elle nous a suivis pendant tout le voyage, mais sans nous contrôler, comme vous le voyez...

I. : Elle n'avait aucun rôle de surveillance ?

J.D. : Apparemment non, peut-être a-t-elle dû faire un rapport après notre voyage. Plus tard, vous savez, c'est redevenu la règle à l'époque de Brejnev. Les interprètes, tous les soirs, allaient faire leur rapport, mais à cette époque-là, je n'en ai pas eu l'impression. La pagaille, c'était aussi la pagaille policière.

I. : Une désorganisation générale ?

J.D. : Une désorganisation générale. Mais même maintenant, je continue à me demander s'ils n'auraient pas pu s'en tirer. En 1956, c'était imprévisible, et moi j'ai cru, pendant encore deux ou trois ans, qu'ils allaient émerger. C'est lors de mes voyages en Pologne en 1957 et en Tchécoslovaquie en 1956-1958 – où l’on m'a parlé librement – que j'ai vu que pour les démocraties populaires, c'était irrattrapable.

I. : Pourquoi avez-vous eu ce sentiment ?

J.D. : Parce qu’en Tchécoslovaquie, par exemple, tous les individus étaient pris dans une sorte de hiérarchie où tout le monde contrôlait tout le monde, où le supérieur contrôlait ses subordonnés, et les subordonnés le supérieur. On était capable d'organiser des démonstrations de masse avec des gens qui auraient tous voulu se trouver ailleurs. J'ai déjeuné avec des ministres en Tchécoslovaquie, qui m'ont parlé avec une liberté incroyable. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience que ce phénomène était irrattrapable. D'abord effectivement, il y a eu la répression de l'insurrection hongroise qui, à mes yeux, a porté le coup fatal aux possibilités de résurrection de l'URSS. elle n’avait pas encore eu lieu quand nous étions là-bas en 1956 ; donc, au retour, pour nous, cela a été très dur. C'est la raison pour laquelle j'ai voulu l'année suivante aller voir la Pologne qui, elle, n'avait pas été écrasée et où j'ai pu avoir aussi, en 1957, des discussions extrêmement libres.

I. : Vous aviez vraiment le sentiment en 1956, vu cette libération, que l'URSS pouvait encore ré-émerger ?

J.D. : Oui, je ne pensais pas qu'ils rattraperaient les Américains en dix ans, comme le disait Khrouchtchev, mais j'avais l'impression, tout de même, qu'en rendant une certaine liberté, on aurait pu diminuer le pouvoir de la bureaucratie ; mais, comme vous le savez, elle a rapidement repris le dessus, même avant le limogeage de Khrouchtchev. Il est évident qu'il n'a pas réussi la déstalinisation jusqu'au bout. Est-ce que cet apparatchik, qui n'avait pas une grande culture politique, était capable de la mener à son terme ? Il est probable que Gorbatchev aurait réussi à sa place.

I. : À sa place, oui, mais pensez-vous que Khrouchtchev, en 1956, imaginait aller aussi loin que vous le dites, cela ne semble pas évident ?

J.D. : Vous rendez-vous compte du coup de tonnerre qu'a représenté le rapport Khrouchtchev ? Le rapport Khrouchtchev a osé déboulonner l'icône et moi, qui étais en France à l'époque, j'ai été stupéfait. Je savais beaucoup de choses, bien sûr, parce que j'avais tout de même gardé l'esprit critique, mais je n'imaginais pas que le stalinisme avait pu aller jusque-là. Et d'un seul coup, sur le plan diplomatique, je vous le rappelle, le Dégel est survenu. Khrouchtchev a réussi sur le plan diplomatique le dégel qu'il n'a pas réussi sur le plan économique.

I. : Tout à fait. Mais il n'a jamais envisagé de modifier les fondements du système sur le plan économique…

J.D. : Non, mais il a essayé de réduire le pouvoir des apparatchiks et c'est une chose qu'on ne lui a pas pardonné. Sa chute vient de là. Les cadres du parti avaient leurs privilèges auxquels ils tenaient, et la démocratisation les menaçait. C'était une lutte pour le pouvoir.

I. : Je pense que c'était essentiellement ça, même dans l'esprit de Khrouchtchev, c'est-à-dire qu'il voulait se débarrasser de la vieille garde stalinienne et placer ses...

J.D. : Peut-être un peu plus mais comment le savoir ? Khrouchtchev n'avait pas, si vous voulez, l'appareillage intellectuel qu'il aurait fallu pour systématiser la déstalinisation.

I. : Oui. Toute la recherche qui se fait actuellement sur l'après-guerre et donc la période qui a précédé le Dégel tend à montrer que les réformes ont déjà commencé à émerger dans l'après-guerre.

J.D. : Oui, à la mort de Staline. Je vous dirais, moi j'étais au parti communiste à l'époque...

I. : Ah ! Parlez-moi de cela, c'est essentiel.

J.D. : J'ai adhéré au parti communiste en 1943. Je suis un ancien résistant, un résistant de 1940 et la logique de la résistance, évidemment, m'a mené au parti communiste dès 1943.

I. : C'est cela votre itinéraire : d'abord la résistance...

J.D. : D'abord la résistance, mais comme j'étais en khâgne, la découverte du marxisme aussi. Aujourd'hui, le marxisme est un peu déconsidéré, mais à l'époque, c'était un outil d'interprétation de l'histoire qui m'a semblé pendant très longtemps fondamental. Donc je suis arrivé au parti communiste et je croyais en Staline. Parce que le stalinisme est d'une efficacité prodigieuse, en empêchant tout voyage, tout contact, en supprimant toute liberté d'expression, il laissait la place au récit mythique. Au point d'intoxiquer même une bonne partie de ses adversaires. Même des gens de gauche qui ont fait des voyages officiels en URSS après la Deuxième Guerre mondiale ont été intoxiqués. Jules Mock l’a été. Le secret était d'une efficacité formidable, d'autant plus que ce secret était assuré en même temps par la terreur. Personne ne parlait, et le plus extraordinaire, c'est que ce n'était pas seulement la terreur, mais la terreur combinée avec une sorte d'enthousiasme, faisant supporter non pas à Staline même, mais aux dissidents, aux communistes qui le dénonçaient la responsabilité de tout ce qui s'était fait de mal. Staline apparaissait aux hommes comme un sage, comme apparaîtra plus tard Mao Tsé-Toung. Donc, quand Staline est mort en 1953, on était en pleine guerre froide, et moi, j'ai eu très peur. J'ai pensé que les Américains allaient probablement en profiter pour faire basculer l'équilibre des forces en leur faveur et donc faire des coups durs comme ceux que Bush fait maintenant au Moyen-Orient. Je le croyais. Jugez de ma stupéfaction quand, dans les semaines qui ont suivi, on a relâché les médecins juifs — là, je dois dire que je n'ai jamais cru au complot des médecins juifs…

I. : Comment il était perçu ce complot de France, du sein du parti communiste ?

J.D. : Pour moi, ça a été parfaitement clair. À partir des procès de Prague, et du complot des blouses blanches, j'ai abandonné toute responsabilité au parti communiste, je suis redescendu à la base parce qu'on ne jette pas par-dessus bord, tout de même, dix années de vie militante très dure du point de vue personnel, mais j'ai refusé toute responsabilité dans le parti à partir de ce moment-là et donc, quand Staline est mort, j'étais un simple militant de base. Et puis, il y a eu la paix en Autriche et ensuite la paix en Corée. On nous avait donné à croire que c'était impossible et que si la paix ne se faisait pas en Corée, c'était de la faute des Américains, etc. Or tout a été possible, ce qui témoignait bien que l'obstacle avait été Staline ; donc je me suis déstalinisé très vite, entre 1953 et 1956. Et quand je suis allé en Union soviétique, j'avais un regard lucide, déjà, sur le stalinisme. C'est une des raisons pour lesquelles je ne me suis pas fait connaître comme militant communiste.

I. : En URSS ?

J.D. : Ni en URSS, ni avant de partir.

I. : Et la déstalinisation du parti communiste français a attendu largement le XXe Congrès ?

J.D. : Non seulement elle a attendu, mais même après le XXe Congrès, il se sont cramponnés. Moi, puisque je n'avais pas de grandes responsabilités, j'avais affaire à des militants moyens ou quelquefois à des dirigeants que j'appellerai aussi moyens, mais moyens par l'intellect, comme Étienne Fageon. Is ont vu la déstalinisation d'un très mauvais œil. J'ai entendu des responsables du parti dire : "Khrouchtchev, c'est Tito", ce qui était la pire des injures à ce moment-là. Quand je suis rentré d'URSS et que j'ai parlé à un dirigeant de la Seine-et-Oise du rapport Khrouchtchev, il m’a répondu : "Non, le rapport « attribué au camarade Khrouchtchev »". Et je lui ai répliqué : "inutile de me raconter des histoires, les camarades soviétiques m'en ont parlé". Réponse : "ils ont eu bien tort de te le dire". À partir de ce moment-là, ma confiance était totalement ébranlée. J'avais cessé non seulement d'être stalinien, j'avais cessé d'être communiste.

I. : Donc, vous avez quitté le parti ?

J.D. : Eh bien, pendant un moment, je me suis amusé, je fomentais une sorte de dissidence interne… Je n'ai pas admis la position du parti sur la guerre d'Algérie en 1956, les pleins pouvoirs à Guy Mollet… Je me suis beaucoup investi contre la guerre d'Algérie et pour la déstalinisation, alors je leur jouais des tours pendables. Par exemple, dans un article, je mettais, sans ouvrir les guillemets, une partie des rapports de Khrouchtchev et même des rapports que les dirigeants communistes avaient rédigés, et ça leur semblait tellement étrange qu'ils censuraient. Alors je m’offrais le plaisir de dire : "Eh bien, camarades, vous venez de censurer un texte du camarade Joseph Staline". Inutile de vous dire que cela ne m'a pas fait bien voir, alors on a essayé de me pousser dehors, mais chaque fois qu'on essaye de me pousser dehors, je m'accroche. Il reste quand même que cela a été extrêmement dur.

I. : Pourquoi vous êtes-vous accrochés, si je peux vous poser la question ?

J.D. : Parce que je n'aime pas qu'on me pousse (rires). J'ai eu, paraît-il, des ancêtres corsaires, et j'en ai gardé la mentalité, d'où, en 1940, ma résistance précoce, d'où, en 1956, ma déstalinisation précoce. Et après, ça a été dur sur le plan personnel et j'ai abandonné tout engagement politique, sauf un bref soutien à Raymond Barre en 1988…

I. : Vous présentez ces années comme très dures…

J. D. : Parce que j'ai tout sacrifié à cette action militante.

I. : La vie de famille ?

J. D. : La vie de famille, en partie, j'avais déjà des enfants. Toute possibilité de promotion…

I. : En quoi consistaient ces possibilités de promotion ?

J. D. : Par exemple, on a voulu me confier le journal L'éducation puisque j'étais un ancien de Saint-Cloud. Et quand on a appris que j'étais un militant communiste, le ministère m'a barré. Même chose quand j'ai passé l'agrégation : on a réussi à me faire partir du collège où j'étais bien ; je vivais à Pontoise. Donc il m’a fallu renoncer à préparer l'agrégation convenablement. Et je suis resté professeur ensuite jusqu'à l'âge de quarante ans. Ce n’est qu’à cet âge que j’ai commencé ma carrière scientifique. J'avais été profondément marqué, mais j'ai gardé un tempérament militant, le sens de l'organisation, et c'est la raison pour laquelle, à partir de 1967, je me suis lancé dans la défense de l'environnement dans le Vexin français. Balayer devant sa porte, cela ne peut faire de mal à personne.

I. : Et ce premier voyage en URSS, pour vous, correspondait à une espèce de curiosité, un souci de vérifier ce que vous saviez ?

J. D. : Je ne croyais plus les manuels, les livres sur l'URSS. J'avais lu beaucoup : avant de partir en Union soviétique, j'avais lu plus d'une trentaine d'ouvrages, et en trois jours, tout était par terre. Cela ne se passait pas dans la réalité comme cela se passait dans les manuels. C'était… cette déresponsabilisation générale de la société, l'absence totale d'esprit d'initiative, d'esprit critique, d'esprit d'entreprise, c'était ça, la réalité, c'était ça qu'il aurait fallu décrire. Par la suite, j'ai fait des manuels chez Bordas, mais mes manuels n'étaient pas politiquement corrects et ils m'ont valu de nouveaux ennuis — comme j'en ai eu toute mon existence. À l’époque, j'écrivais dans une encyclopédie sur "L'URSS et les démocraties populaires" et j'avais donc entrepris d'aller voir, et c'est comme ça que j'ai visité l'URSS en 1956, la Pologne en 1957, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie et la Bulgarie en 1958. À l'époque, je n'ai pas été admis en Roumanie ni en Albanie. J'ai vu la Hongrie, aussi, en 1958, et puis je suis retourné une dizaine de fois en Tchécoslovaquie où j'ai assisté à toute l'évolution politique de ce malheureux pays. Et je l'ai vu de tous les côtés, à la fois par la base et le sommet, puisque j'ai dîné avec un ministre, le fameux Barak.

I. : À votre retour, vous avez publié beaucoup de choses sur vos voyages en URSS ?

J.D. : Non, non, pas du tout. J'ai publié uniquement les chapitres de l'encyclopédie sur l'Europe, un gros chapitre concernant l'Union soviétique, très long, l'équivalent au moins d'un "Que sais-je ?" et un autre sur les démocraties populaires. Mais sur ces dernières, finalement, j'ai eu beaucoup plus de mal à me renseigner, et aussi à y aller…

I. : Pourquoi ?

J.D. : Et bien, les démocraties populaires étaient toujours tenues par des staliniens, la Tchécoslovaquie, en particulier. La Roumanie s'est émancipée sur le plan diplomatique, mais pas sur le plan économique, social, politique…

I. : Donc l'effet de la déstalinisation n'avait pas provoqué d'onde de choc ?

J.D. : Non, vous savez, les dirigeants des démocraties populaires, à l'exception de la Pologne, l’ont très mal reçue … Ils se sont sentis menacés. Ils avaient bien raison, ils allaient perdre leurs privilèges et leur prébende, ainsi que leur pouvoir.

I. : Vous avez fait des photos, aussi ?

J.D. : Énormément, si ça vous intéresse. Sur la Tchécoslovaquie entre 1956 et 1975.

I. : Et vos carnets de notes ?

J.D. : Je n'ai pas pris beaucoup de notes. À l'époque, j'avais envoyé des lettres. J'ai écrit tous les jours ce que j'avais fait en URSS, mais ces lettres ont été perdues… Détruites par inadvertance, apparemment.

I. : Si l'on revient à votre engagement personnel, vous parveniez à décoder au fur et à mesure cette image de l'URSS qu'on essayait de vous montrer ?

J.D. : J'avais l'esprit critique. Je ne suis pas historien pour rien, je n'ai jamais rien avalé tout cru. Ni les opinions, ni les statistiques. Je voulais voir comment ça se passait et dans les voyages en URSS, ça exaspérait mes compagnons de voyage communistes. Ils ne savaient pas que j'étais communiste et mes questions les exaspéraient. Parce que eux savaient ou croyaient savoir.

I. : Ils ne savaient pas que vous étiez communiste ? Vous n'étiez pas connu comme membre du parti ?

J.D. : Non, on ne me connaissait guère puisque comme je vous l'ai dit, j'avais abandonné toute responsabilité au parti communiste. J'étais devenu un militant de base, par fidélité à mon passé de résistant, si vous voulez. Et c'était tout.

I. : Et quand vous avez exercé des responsabilités, c'est dans le cadre de la Résistance ?

J.D. : Dans la Résistance, ça va vous amuser, j'étais responsable du Front national. Du Front national étudiant, je m'occupais du secteur des grandes écoles, et on militait à fond dans les années 1942-1943. D'abord contre l'antisémitisme. Quand on a créé à la Sorbonne une chaire d'histoire du judaïsme, confiée au Professeur Labrou. Quand elle a été inaugurée, c'était en décembre 1942, nous avons pu, les étudiants du Front national, pénétrer dans la salle et on a fait un beau chahut, en présence de Darquier de Pellepoix, et de la police, qui nous a couru après. Et ensuite, ça a été la lutte contre le Service du travail obligatoire. Nous nous sommes emparés, par exemple, à la Sorbonne, de tous les dossiers du STO, en un seul coup. On est parti avec, et dans les jours qui ont suivi, tous les dossiers du STO ont été renvoyés à leurs titulaires, en leur disant : "Ça va pour cette fois, mais n'y revenez plus" !

I. : Et comment s’est déroulée la suite de votre engagement communiste ?

J.D. : Vous voulez parler de mon entrée au parti communiste ?

I. : Oui, de votre entrée.

J.D. : Et bien, il y a eu quelque chose qui a été tout à fait déterminant. J'étais à l'École normale supérieure de Saint-Cloud. Je suivais ma scolarité, mais je faisais partie de la classe 42, comme Pierre Daix. Et au printemps 1942, on nous avait déjà recensés, et voilà que nous sommes convoqués à Versailles. Je me méfie, comme d'habitude, et moi je n'y vais pas. Je pense que mes camarades allaient être coffrés, emmenés directement en Allemagne. Alors ils rentrent le soir, ils n'avaient pas été coffrés, mais tous avaient leur affectation en Allemagne, comme travailleurs. Alors moi, j'ai pensé que la gendarmerie allait venir me chercher. Je suis parti dans l'Est où j'avais un oncle directeur de mine. Et j'espérais pouvoir prendre la direction d'un centre d'apprentissage pour me mettre à l'abri, mais c'était trop tard. Les cartes avaient déjà été distribuées, et j'ai donc travaillé comme mineur pendant 5 mois et j'ai fait l'expérience…

I. : À l'abri de toute poursuite ?

J.D. : Non, surveillé quand même par la gendarmerie. Si vous voulez, on ne m'a pas renvoyé en Allemagne. Simplement, au bout d'un mois, on m'a obligé à descendre au fond, et j'ai travaillé comme mineur de fond. Et au fond de la mine, j'ai fait l'expérience de la condition ouvrière dans les pires conditions, d'une part, et, d’autre part, j'ai fait la connaissance d'une atmosphère concentrationnaire. Parce que les Allemands avaient des prisonniers russes qu'ils faisaient travailler à la mine et qui étaient maltraités, affamés, battus, tués quelquefois. Moi, j'ai vu un prisonnier russe tué à la sortie de son poste et les Allemands interdire d'y toucher. Il est resté là, mangé par les mouches pendant deux ou trois jours. Donc, inutile de vous dire que tout ce qui me restait de non-violent de mon éducation a disparu rapidement. Et quand j'ai dû partir à Paris, parce que j'ai aidé les prisonniers russes, j'ai été dénoncé. On m'a annoncé que je serais arrêté le lendemain. Le lendemain, à 5 heures du matin, j'ai pris le train pour Paris. Et là j'ai réussi à me planquer, grâce à un médecin militaire, qui, sans me connaître, et devant la commission allemande, m'a reconnu cardiaque, ce que je n'étais pas du tout. Médecin qui a d'ailleurs terminé ses jours en camp de concentration. Et alors je me suis engagé dans les francs-tireurs et partisans. J'ai fait quelques actions en 1943, 1944. Et en 1944, j'ai été délégué pour prendre en main l'impression de "L'Avant-garde", l'organe de la Jeunesse communiste. Nous étions trois, dont le frère de Pierre Caste, d'ailleurs, qui a disparu dans les combats pour la libération de Paris. Et là, j'ai vu comment fonctionnait l'organisation communiste, ses précautions inouïes pour cloisonner… Pour que quand l'un se fasse prendre, personne d’autre ne sache rien… Moi, si j’avais été pris, je n'aurais pu rien dire. Tout était complètement organisé. Jamais on n'attendait dans la rue, jamais un rendez-vous sur place. Quand on avait un papier, il était toujours dans une lettre avec une adresse et un timbre dessus. On pouvait vous fouiller, il n'y avait rien d'extérieur. Tout ça jusqu'à la libération de Paris où j'ai failli laisser ma peau, parce qu'on m'a distribué beaucoup trop tôt un brassard FFI-FTP que j'ai arboré. J'avais dans ma poche un stencil "Pas un boche ne doit quitter Paris vivant". Et je suis reparti à bicyclette de l'est de Paris vers Boulogne où j'avais ma planque, quand en traversant l'avenue de l'Opéra, on m'a tiré dessus. Je me suis réfugié d'abord dans un immeuble. Je suis monté avec ma bicyclette au cinquième étage, on m'a ouvert. Et puis j'ai voulu repartir, et quand je suis passé devant la Madeleine, j'ai vu qu'il y avait un barrage allemand sur le boulevard Malesherbes, j'ai voulu faire demi-tour, on m'a envoyé une sommation. J'étais en joue, j'ai dû rester avec mon vélo entre les jambes les mains en l'air pendant que l'Allemand fouillait mes poches. Il a sorti le stencil, il a regardé à travers, il n'a pas vu que c'était un stencil, il a fouillé dans ma poche et mon brassard était tombé par un trou dans la doublure.

I. : Donc il n'y avait plus de brassard ?

J.D. : Je n'avais plus de brassard. Il m'a laissé aller. J'ai échappé par une sorte de miracle à la mort alors que le frère de Pierre Caste a disparu ce même soir.

I. : Et ensuite ?

J.D. : Ensuite, mon rêve, c'était de continuer à militer. Mais… j'ai fait une école du parti, et comme on savait que j'étais historien, Étienne Fajon m'a dit que je devais passer l'agrégation. Dieu merci, c'est le plus grand service qu’il m’ait rendu.

I. : Vous n'aviez pas l'intention de la passer, autrement ?

J.D. : En 1944, 1945, je pensais qu'on allait vers la révolution mondiale. Je croyais dans ma naïveté qu'on allait avoir la guerre civile. Donc, à partir de là, je suis retourné à Saint-Cloud, j'ai passé tous les examens qui étaient en retard. J'ai aussi passé le Certificat d'aptitude à l'enseignement dans les collèges, en 1945. Je me suis fiancé et marié. Et je suis devenu professeur… en gros, à partir de 1946 à Pontoise.

I. : L'agrégation était passée ?

J.D. : J'ai passé l'agrégation en 1949, très difficilement, parce que je militais plus de 40 heures par semaine et cela ne laissait pas beaucoup de temps pour suivre les cours et préparer l'agrégation, donc c'était la loterie…

I. : Vous enseigniez en même temps ?

J.D. : J’enseignais en même temps. C’est très fatigant pour un débutant d'enseigner, surtout que ma santé n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui. Donc, ça a été très dur, et le résultat a presque été un coup de chance. Je pouvais préparer deux questions sur trois ou sur quatre, donc il fallait que je tombe sur les questions que j'avais préparées. Et ça a fini par arriver.

I. : Vous l'avez repassée plusieurs fois ?

J.D. : Oui, j'ai repassé trois fois l'agrégation, j'ai été recalé la première fois à un quart de point à l'écrit, la deuxième fois un demi point à l'écrit et c'est à la quatrième que je suis passé avec une avance formidable. J'ai été très bon.

I. : Et vous aviez le courage de repasser à chaque fois, de repréparer ?

J.D. : Mais vous savez, d'un autre côté, j'étais passionné par mon métier de professeur. Car en réalité, quand on est étudiant à la Sorbonne, ou qu'on suit les cours d'agrégation, on devient un spécialiste parcellaire de l'histoire, mais on n'a pas une vue générale. Enseigner m'a tout remis en place et j'ai enseigné avec passion. À la fois l'histoire et la géographie. J'ai enseigné à mes élèves, et je me suis enseigné à moi-même. Avant-hier, je dînais encore avec mes anciens élèves de 1946, ou du moins ce qu'il en reste (rires)… parce qu'ils sont tous retraités.

I. : Donc, vous passez l'agrégation…

J.D. : Je passe l'agrégation en 1949. En 1953, j'étais candidat aux élections municipales de Pontoise, où j'ai été élu. ça n'a pas été long. L'année d'après, on m'a viré.

I. : Vous avez été élu sur une liste communiste en 1953 ?

J.D. : En 1953

I. : Et après on vous a viré : pourquoi ?

J.D. : On m'a viré sous des prétextes divers, en disant qu'un agrégé n'avait pas sa place dans un collège… Et surtout, en commission paritaire, où on a prétendu que j'avais demandé ma mutation pour Paris, ce qui n'était pas vrai. Une fois que j'ai eu ma mutation, on m'a dit il était trop tard. Alors finalement j'ai obtenu d'être nommé au lycée d'Enghien-Montmorency pour ne pas aller trop loin, mais enfin, j'ai dû quitter Pontoise en 1954.

I. : Tous ces tracas étaient liés à votre engagement communiste, vous êtes formels  ?

J.D. : Oui, il se trouve qu'un conseiller général l'a raconté bêtement dans le train devant un de mes camarades qui était assis en face de lui (rires) : "On s'en est débarrassés" !

I. : Bien. Et quelle était l'ambiance au sein du parti, dans les années 1952, 1953 ?

J.D. : C'était formidable. Moi j'en garde la nostalgie, et un souvenir formidable. Autant les responsables communistes sont des apparatchiks, ou le sont devenus, même s'ils étaient purs au départ, autant la base était extraordinaire. Extraordinaire de gentillesse, de fraternité, de dévouement, d'oubli de soi-même. Moi, je garde la nostalgie du parti communiste à cette époque. Et puis vous savez, tant qu'on n'est pas en dissidence, on n'a pas l'occasion de mesurer les limites du parti. C'est brusquement à partir de 1956 que j'ai vu les visages se fermer, les mains se refuser, les dos se tourner, et que j'ai découvert la puissance de l'appareil.

I. : Même au niveau des militants ?

J.D. : Une partie quand même. Ça vous donne un coup et pourtant, j'avais entrepris de les défendre d'abord, à cause de la guerre d'Algérie. J'avais une vieille militante qui avait son fils en Algérie et qui est venue me prévenir qu'on allait voter les pleins pouvoirs à Guy Mollet. C'est là que nous nous sommes mis en dissidence, ce qui m'a très vite valu, évidemment, d'être poussé dehors.

I. : C'est à cause de la guerre d'Algérie que vous avez décidé de quitter le parti ?

J.D. : Non, il y avait à la fois la guerre d'Algérie et la déstalinisation. J'ai alors fait partie des groupes de résistance à l'intérieur du parti communiste. J'y ai rencontré des gens qui par la suite, d'ailleurs, sont retournés au sein de leur parti-mère et qui auraient été bien fâchés si j'avais dit qu'on s'était fréquentés dans la dissidence.

I. : Et ces groupes étaient organisés ?

J.D. : Il y en avait plusieurs. J'en ai fréquenté plusieurs. J'ai fréquenté Poperen, à l'époque, avant qu'il devienne un dirigeant socialiste. C'était l'un des communistes dissidents les plus en vue, puis beaucoup d'autres, comme Victor Leduc, mais lui avait des prudences que moi, je n'appréciais pas beaucoup.

I. : Et c'est vous qui aviez secrété un de ces groupes ?

J.D. : Non, pas du tout, c'est par le milieu enseignant que je les ai connus, je les ai fréquentés assidûment à cette époque-là.

I. : Et ils n'étaient pas connus, le parti ignorait ces groupuscules qui se constituaient ?

J.D. : Si, mais ils ne savaient pas qu'on y était. Alors évidemment, est arrivé ce qui devait arriver : j'ai été dénoncé.

I. : Et cela s'est passé comment, concrètement ?

J.D. : C'est très pénible, vous savez. Ce sont des séances… Vous voyez "L'aveu" ?

I. : Oui.

J.D. : Et bien imaginez ça non pas en mortel, mais en véniel. On est déstructuré. On vous détruit. Ces convocations…

I. : Cela s'est passé comme ça pour vous aussi ?

J.D. : Ah oui ! J'ai passé des heures à me justifier. Et cette sorte de tentative de vous détruire moralement, vous voyez ?

I. : Je vois très bien.

J.D. : Le type qui m'a dénoncé, quand on a eu fini… Le responsable communiste de très haut rang qui était en face de moi m'a dit : "Tu sais ce qu'il a dû penser, le type, eh bien qu'il avait à faire à un fameux salaud". Vous voyez l'atmosphère?

I. : Je vois.

J.D. : Dans une démocratie populaire, j'aurais été interné ou fusillé. D'ailleurs, on me l'avait dit : "On ne quitte pas le parti".

I. : C'était comme ça aussi en France ?

J.D. : Ah oui !

I. : Donc vous avez été complètement…

J.D. : Marginalisé.

I. : Et vous-même, intérieurement, comment vous avez résisté à toute cette pression formidable ?

J.D. : À cause de l'histoire. À cause de l'histoire et à cause de mon engagement pour la défense de l'environnement dans mon cher Vexin français. J'ai été très malade à la suite de toutes ces affaires. J'ai fait une dépression nerveuse. J'étais allé en Égypte d'où je suis revenu avec une typhoïde, etc. Et brusquement en 1961, j'ai repris mes cours après deux mois d'absence au lycée de Montmorency. L'après-midi, je suis allé aux Archives départementales de Versailles : j'y suis rentré à 2 heures, malade, j'en suis sorti à 5 heures, guéri. J'avais trouvé ma voie : l'histoire quantitative. Je dois dire qu'auparavant, j'avais vu Labrousse, Ernest Labrousse. Il m'a fait nommer au CNRS en 1962 à l'âge de 40 ans et après…

I. : Vous n'aviez pas commencé la recherche à ce moment-là ? Comment cela s'est-il passé ?

J.D. : Non, je n'avais pas commencé…

I. : Vous avez été nommé au CNRS avant de commencer ?

J.D. : Non, j'avais un sujet. J'avais trouvé des documents passionnants. J'avais tout de même gonflé considérablement mon mémoire d'études supérieures, il a été publié..

I. : C'est un mémoire que vous aviez rédigé à quelle occasion ?

J.D. : Je l'avais commencé en 1943, mais avec la Résistance, je n'avais pas eu le temps de le finir, alors Georges Lefèvre m'avait donné mon diplôme : "Vous jurez que vous finirez après". Après l'agrégation, je l'ai repris, mais j'étais déjà un homme plus mûr, prenant mes distances vis-à-vis des sujets, etc. Et le voilà publié en 1956 où je suis très critique vis-à-vis de mon propre travail. Mon mémoire est imprimé par le Comité des travaux historiques et scientifiques. On l'envoie à tous les membres. Ernest Labrousse avait une bronchite, il ouvre mon mémoire, il m'écrit de venir le voir. C'est comme ça que cela a commencé.

I. : Il vous a fait entrer au CNRS, et vous aviez déjà un projet de recherche.

J.D. : Oui, qui était effectivement la fin des manouvriers, c'est-à-dire la transformation de la société vexinoise du XVIe au XIXe siècle, sujet que je n'ai pas abandonné, j'y travaille encore maintenant. J'écris de grands articles, mais je ne peux plus espérer faire une synthèse. Ensuite, en 1965, j'étais entré à la Société de démographie historique, je fais un exposé devant Marcel Reinhard. Marcel Reinhard, qui ne me connaissait pas, me convoque. Nous avons une heure de conversation, et il me prend comme assistant à la Sorbonne alors qu'il ne me connaissait pas autrement. Mais vous comprenez qu'on a à 43 ans une force qu'on n'a pas à 20. Et puis surtout, mon ignorance même était une force dans la mesure où je ne marchais pas dans les sentiers bien balisés, mais j'allais regarder ailleurs comment ça se passe. Après, tout a été très rapide. En 1968, j'ai été nommé maître-assistant, je suis entré à l'École des hautes études et en 1970, j'étais directeur d'études. Donc j'ai fait…

I. : Une carrière fulgurante…

J.D. : Une carrière scientifique tardive, mais fulgurante. Et je n'ai jamais cherché à quitter l'École des hautes études. J'y suis resté peut-être trop longtemps…

I. : Pourquoi ?

J.D. : Parce que j'aime l'enseignement. Je me serais très bien vu devant des amphithéâtres en université.

I. : Vous pouviez cumuler les deux ?

J.D. : Oui, mais d'un autre côté, vous savez, il s’agissait de toute la constitution de la démographie historique, l'histoire de la population française. J'avais besoin de temps, alors les séminaires, ici, cadraient exactement avec mes projets de recherche. Quand il y avait des points noirs, on y passait le temps qu'il fallait, mais on arrivait à les démêler. Tous mes séminaires, au début, ont été destinés à préparer un petit peu par la suite l'histoire de la population française et celle des populations de l'Europe.

I. : Tout votre temps, toute votre énergie sont entièrement passés là-dedans à ce moment-là ?

J.D. : Oui. Plus, n'oubliez pas, en 1956, 1957, l'Association des amis du Vexin français, où nous avons réussi non seulement à empêcher l'urbanisation de cette campagne magnifique mais à créer un parc naturel régional en 1995.

I. : C'est grâce à votre esprit d’entreprise…

J.D. : Pas seulement. Je suis tombé sur des personnalités passionnantes, tout à fait inconnues et tout à fait remarquables. J'ai eu beaucoup d'aide, d'enthousiasme. J'ai retrouvé aux Amis du Vexin l'atmosphère d'enthousiasme que j'avais connu au parti communiste dans les années 1945-53.

I. : Et comment vous avez vécu ce changement d'engagement ?

J.D. : Il y avait, si vous voulez, un aspect moral. Je m'étais engagé à fond contre le nazisme. L'horreur du nazisme a dominé mon existence dès 1940. Puis ensuite, je suis devenu stalinien par anti-nazisme, avant de découvrir que le stalinisme était une autre forme de totalitarisme. Et alors, comment vous dirais-je, j'ai regretté amèrement mon engagement stalinien — après. Et je me suis dit : "J'ai contribué inconsciemment, dans une faible mesure, à faire du mal probablement à quelqu'un, ou au moins à conforter le système". J'avais le sentiment d'avoir les mains sales, si vous voulez. Donc je me suis engagé pour l'environnement, parce que là, je sais ce que je fais, je vois ce que je fais, je sais ce que je peux faire, je sais ce que je peux obtenir et je l'obtiens. C'est donc..

I. : Vous arrivez à contrôler tout, vous n'êtes pas débordés ?

J.D. : Mais on ne contrôle pas tout, parce qu'il faut persuader les gens. Ce soir, par exemple, je suis à la Maison du parc à Théméricourt pour discuter du renouvellement de la Charte avec les élus.

I. :Vous êtes donc lié aux Verts ?

J.D. : Non, pas du tout, je ne suis pas politique. Je défends le cadre de vie, l'environnement, le patrimoine, mais avec un état d'esprit très différent des Verts, puisque ma tactique, c'est la non-violence, même verbale. On respecte tout le monde, même les adversaires. On ne les attaque pas publiquement, mais on exige d'avoir le droit de parler et de discuter, ce que je vais faire ce soir, vous voyez. Et puis, si c'est irréductible et qu'il n'y a pas moyen de faire autrement, alors là, nous allons devant les tribunaux administratifs.

I. : D'accord. Vous voyez d'autres choses à nous confier sur cette mission de 1956 ?

J.D. : Je vous ai pratiquement tout dit… Vous avez les photographies. Il n'en reste que la moitié, beaucoup de ces photos ont disparu, en particulier celle, aérienne, du camp de concentration. Les droits de reproduction m'ont été achetés pour éditer des documents en couleur sur l'URSS et elle a été mise en photogravure à la librairie Dreger où elle a été perdue.

I. : Uniquement celle-là ?

J.D. : Non les trois. On ne pouvait pas en faire qu'une seule. On m'a donné une très grosse indemnité qui représentait plusieurs fois mon traitement mensuel, mais ça ne me l'a pas rendue. Dieu merci, auparavant, me méfiant, j'avais fait une plaque en noir et blanc de cette photographie. J'ai donc ce camp de concentration.

I. : Vous nous l’avez donnée ?

J.D. : Non, elle n'y est pas. C'est une plaque en noir et blanc. Je pourrais vous la donner si ça vous intéresse.

I. : Tout à fait. Qu'est-ce que vous appelez “camp de concentration“ ? C'est un vrai camp de concentration ?

J.D. : Oui, absolument ! Au Kazakhstan, avec des barbelés tout autour… On ne m'a même jamais dit que c'était un camp de concentration, mais vous le verrez, je l'ai publié à plusieurs reprises dans des livres. J'ai publié la photographie, mais évidemment, en noir et blanc. Inutile de vous dire que ça ne m'a pas fait que des amis.

I. : J'imagine.

J.D. : Je dirigeais le manuel de géographie sur l'Europe et l'Union soviétique, chez Bordas, en 1966. Quand j'ai publié mes photographies, nous avons reçu des bordées d'injures et la vente du livre a baissé de moitié par rapport à ceux d'avant et ceux d'après.

I. : C'est complètement fou !

J.D. : C'est complètement fou. Il y avait en plus la pyramide des âges de l'URSS que m'avait fournie Jean-Noël Biraben. C'était effrayant. Un arbre de Noël sanglant. Il y avait 20 millions de morts du stalinisme inscrits là-dedans. Et puis, qu'est-ce que vous voulez, au lieu de montrer les photos officielles, j'avais mes photos, mes photos à moi. Et il y avait le mur de Berlin. C'était la première fois que c'était publié, en 1966 ! Rendez-vous compte que dans les manuels scolaires, jamais le mur de Berlin n'a été représenté avant 1966. Et bien, j'ai reçu des lettres d'insultes… En caractères bâton, c'étaient même pas des lettres anonymes puisque l’auteur mettait son nom, mais l'indignation ne pouvait s'exprimer qu'en majuscules. C'est effrayant de bêtise et de mauvaise foi.

I. : Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? On n'imagine plus du tout en 2003 ce que cela a pu être.

J.D. : On n'imagine pas. Et bien, écoutez, c'est très simple. Pierre Bordas — qui m'avait fait confiance pour lancer les collections de géographie à ce moment-là chez lui — a reçu une lettre qui venait d'un lycée, je crois que c'est le lycée Paul Valéry de Montpellier. On lui disait "Monsieur le Directeur, nous apprécions énormément votre production. Sachez que dans toutes les classes du lycée et dans toutes les matières de la sixième aux terminales, nous avons vos ouvrages. Jugez de notre stupéfaction et de notre indignation quand nous avons reçu le livre de géographie de quatrième de M. Dupâquier. Ceci nous oblige à reconsidérer entièrement notre position. Autrement dit, ils menaçaient l'éditeur de boycott. Bordas n'a pas molli et il m'a dit : "Tenez, regardez la lettre que m'envoie ce salaud".

I. : Et ça, c'était donc parce que ce personnage était communiste et ne supportait pas qu'on porte atteinte à l'image du communisme… ?

J.D. : Il ne supportait pas. Il vivait encore dans ses rêves, dans son idéologie pure.

I. : S’il se permettait de faire ça, c'est qu'il n'était pas seul sur la place de France à penser comme ça…

J.D. : Ah bien non ! Puisque je vous dis, le manuel de troisième s'était vendu à 40 000 exemplaires. Avec le manuel de quatrième, on est tombé à 20 000. Et avec le manuel de troisième, on est remonté à 60 000, donc ce creux ne pouvait s'expliquer que comme cela… J'ai fait d'ailleurs une conférence une fois sur la déstalinisation des manuels de géographie.

I. : Qui sélectionnait à l'époque les manuels ?

J.D. : Les profs. Uniquement. Le ministère n'avait aucun pouvoir.

I. : Donc c'étaient bien les profs qui habituellement…

J.D. : Ah oui, mais les communistes étaient très puissants à cette époque-là, ils le sont encore d'ailleurs, chez les enseignants…

I. : Encore maintenant, vous pensez ?

J.D. : Moins qu'autrefois, mais plus que dans la société française en général.

I. : Ces profs communistes représentaient donc un sacré poids pour se permettre une lettre d'injures, une lettre de dénonciation au sens propre ?

J.D. : Oui. C'était leur paradis. Si vous voulez, on touchait à leurs illusions, à leur paradis. Mais vous savez, c'est un petit peu comme ce que je vous ai raconté d'URSS où une enseignante de français me dit que des gens se sont évanouis et d'autres ont éclaté en sanglots, alors qu'en principe les Soviétiques étaient aux premières loges pour voir ce que c'était que le stalinisme. On imagine difficilement la puissance et les ravages de l'idéologie. J'ai fait une communication, il y a déjà une vingtaine d'années, sur la déstalinisation des manuels de géographie. Et je pense qu'elle a été reprise ensuite beaucoup plus tard dans la revue Commentaires.

Vous comprenez, j'ai rééquilibré ma vie totalement, si bien que je suis maintenant sans remords et sans rancune. Je suis capable de parler avec des communistes comme je suis capable de parler avec tout le monde. J'ai passé une heure et demie la semaine dernière avec Robert Hue.

I. : Ah bon ? Et ça a donné quoi ?

J.D. : Je ne peux pas vous raconter.

I. : Dommage.

J.D. : C'est top secret.

I. : Si je coupe, vous me raconterez ?

J.D. : Oui ! (rires)


Notes

1 Le tremblement de terre a eu lieu en 1966.

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