Film de fiction, Russie, 2007, de Alexandre Sokourov/Sokurov, en couleur/noir et blanc, sonore.
Production : REZO Productions, Russie, 2007
Durée : 92 minutes.
Version originale : russe
Sous-titres : français
Le thème de la guerre de Tchétchénie semble souvent abordé de biais par les cinéastes russes contemporains. Peu sont enclins à s'engager franchement sur le terrain et à prendre position. Quelques exemples. Dans Le Prisonnier du Caucase (1996), Sergueï Bodrov disait s'en tenir à une adaptation de Tolstoï. Dans La 9e Compagnie (2005), Fiodor Bondartchouk traite de la fin de la guerre d'Afghanistan, alors que le film est tourné en pleine guerre de Tchétchénie, ce qui suscite quelques interrogations. Et si le film 12, de Nikita Mikhalkov (2007) , s'ancre bien dans le conflit tchétchène, son sujet principal n'est pas la guerre mais la question du droit.
Il y a certes des exceptions à cette dérobade. Alexeï Balabanov, dans La Guerre (2002), assène une certitude simpliste quant au bon droit russe. A l'extrême opposé, Andreï Kontchalovski, dans La Maison de fous (2002), tout en semblant à première vue faire un film à côté de la guerre en plaçant l'action dans un hôpital psychiatrique, cogne au contraire, droit devant. Avec cette allégorie satirique de la guerre de Tchétchénie, Kontchalovski tente de démanteler les formes de violence qui sous-tendent le conflit en cours entre Russes et Tchétchènes. Plus l’action avance et les faits de guerre se multiplient, plus le film estompe la frontière entre “fous” et sains d’esprit, plus il devient impossible d’établir une frontière entre normal et pathologique. Le monde de l’hôpital devient le microcosme du monde russe. Le comportement outrancier, extravagant, des malades semble plus sain mentalement que le monde dominant du pouvoir et de la politique.
Avec Alexandra d'Alexandre Sokourov (2007), on renoue avec l'ambivalence. Une vieille femme obtient des autorités militaires russes l'autorisation (totalement invraisemblable) de venir rendre visite à son petit-fils, Denis Kazakov, jeune capitaine d'une troupe d'élite de l'armée russe, dans un campement stationné à Grozny. Le rôle de la grand-mère est joué par Galina Vichnevskaïa, figure légendaire de la scène lyrique russe et veuve de Mstislav Rostropotich avec lequel elle connut l'exil entre 1974 et 1990. Sokourov a convaincu Vichnevskaïa, qui n'avait jamais été actrice de cinéma, d'interpréter à 81 ans le rôle d'Alexandra Nikolaevna.
Le trajet en train, puis en tank, pour arriver au camp de Grozny, les retrouvailles d'Alexandra avec son petit-fils, ses déambulations dans le camp, puis en dehors du camp jusqu'à un marché voisin où elle rencontre une vieille dame tchétchène, Malika, qui lui renvoie une forme d'empathie féminine – toute l'action est là. Des tanks, des camions remplis de soldats entrent et sortent du campement. Mais de guerre, point. Pas un seul plan. On est stupéfait.
Certains critiques considèrent que le cinéaste réalise l'exploit de parler de la guerre sans en montrer les images, mais en donnant priorité au vécu d'un conflit dans la vie quotidienne et dans le tréfonds de chacun. S'agit-il là d'une position défendable, alors que le film est réalisé au beau milieu d'un conflit aussi meurtrier ? Didier Péron note que "les tons sépia de la photo achèvent d'enfouir ce conflit très contemporain, très sanglant, sous la poussière d'une fatalité universelle...." (Libération, 25/05/2007). Mais pourquoi traiter ce sujet si c'est pour en évacuer l'essentiel ? On bute là sur la dimension énigmatique de la personnalité de Sokourov, qui a bâti une œuvre d'une cohérence esthétique totale, mais dont le discours politique demeure impénétrable à l'analyse. Le cinéaste reste délibérément dans le flou quant aux responsabilités dans la guerre de Tchétchénie. Si Alexandra note que les jeunes tchétchènes "sont en colère", si l'un de ceux-ci lui dit dans le film : "On est fatigués, donnez-nous notre liberté, on ne tiendra pas éternellement", voici toute la réponse qu'il obtient : "Mon petit garçon, si tout était aussi simple... Il faut demander l'intelligence à Dieu".
Avec ce film, le cinéaste poursuit donc son exploration des liens de parentalité. Il a largement traité des rapports père-fils. Outre Père et fils (2003), rappelons Le deuxième cercle (1990), fiction moins connue du cinéaste, dans laquelle un jeune homme, seul dans un appartement, affronte dans un huis-clos le corps de son père mort. Les liens maternels sont représentés avec splendeur dans Mère et fils (1997). L'amour entre homme et femme, plus rarement évoqué par Sokourov, avait fait l'objet de sa première fiction, l'admirable Voix solitaire de l'hommme (1978), d'après Platonov, ainsi que de Sauve et protège (1989), adaptation du Madame Bovary de Flaubert.
Cette fois, zoom sur la grand-mère. Le cinéaste avait déjà abordé le thème des aînés dans sa série documentaire "Histoires japonaises" (1996). Une grand-mère bourrue, autoritaire, dont le rôle est porté – comme l'ensemble du film – par la personnalité de Vichnevskaïa. Mais le positionnement que fait prendre Sokourov au personnage d'Alexandra par rapport à ces jeunes soldats est ambivalent. D'une part, celle-ci évoque largement son grand âge, ses douleurs et suscite une forme de déférence bon enfant chez les jeunes soldats russes, étant là parfaitement dans son rôle de grand-mère, valeur refuge pour une jeunesse déboussolée. Mais d'autre part, plusieurs scènes suscitent le malaise, notamment celle "de la tresse". Alexandra dit à Denis, serrée contre lui : "Tu sens si bon, tu sens comme sentent parfois les hommes". Puis celui-ci lui fait une natte, respirant presque amoureusement l'odeur de sa chevelure. Par ailleurs, la caméra filme abondamment, avec gourmandise, tous ces jeunes militaires largement dénudés à cause de la chaleur écrasante. On est là dans un registre décalé, dont l'ambiguïté s'additionne à l'ambivalence politique de l'œuvre.
Sur l'œuvre de Sokourov, voir le documentaire d'Anne Imbert (2008) : Alexandre Sokurov. Questions de cinéma.
Notice créée le 11 Mars 2010. Dernière modification le 29 Février 2012.