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Khroustaliov, ma voiture !
(ХРУСТAЛЁВ, МAШИНУ !)

Film de fiction, France-Russie, 1998, de Alexeï Guerman, en noir et blanc, sonore.

Production : LENFILM, France-Russie, 1998

Durée : 142 minutes.

Version originale : russe

Résumé :

"L’image récurrente du chaos est ce qui émerge de la dernière œuvre de Guerman, Khroustaliov, ma voiture ! (1998), qui constitue une plongée hallucinante dans le stalinisme finissant. L’accouchement douloureux de ce film qui s’est étiré sur une dizaine d’années est symbolique de la difficulté des Soviétiques à faire la paix avec leur passé. L’action se déroule entre 1948 et la mort de Staline en 1953 et met en scène l’histoire du complot dit des blouses blanches, prétexte à l’épuration des médecins juifs. Le cinéaste représente l’URSS prise dans l’étau de l’époque stalinienne comme un gigantesque capharnaüm, sur le mode de l’accumulation incongrue, de la démesure et du grotesque. Le héros du film est le colonel Glinski, médecin, juif, étroitement lié au pouvoir, colosse qui dirige un hôpital psychiatrique aussi délirant que le bric-à-brac de son immense appartement communautaire où s’entasse pêle-mêle un monceau d’êtres humains et d’objets hétéroclites. Plus encore que dans Mon ami Ivan Lapchine, Guerman mêle sa propre chronique familiale nourrie de souvenirs de jeunesse à l’action du film et se met lui-même en scène sous la forme d’un garçon d’une douzaine d’années qui porte son prénom et est le fils de Glinski : « J’ai toujours rêvé de cette histoire. De faire un film sur l’histoire russe en même temps que sur ma propre enfance. Un film qui soit à la lisière du rêve et du souvenir ». La voix off annonce distinctement : « C’est moi dans le film ».

L’image, en noir et blanc, est somptueuse, telle la séquence récurrente de la longue cohorte des limousines noires des responsables du parti, glissant silencieusement en pleine nuit dans Moscou désert et annonciatrice d’arrestations imminentes. Un décalage délibéré du son et de l’image décuple le sentiment de paranoïa obsédant tout au long du film.

Khroustaliov se situe dans le même registre épique que Repentir de Tenguiz Abouladze (1984), avec la dimension supplémentaire de la fuite dans l’orgiaque et dans l’obscène. Le spectateur perd pied, noyé sous une accumulation de détails scatologiques et d’images subliminales comme la sodomisation sauvage de Glinski par des compagnons de cellule.  Il n’y avait plus de censure lorsque Guerman a élaboré ce qu’il pensait être son film testament, il pouvait donc recourir librement à toute autre forme esthétique pour la représentation de cette période. Or, c’est précisément celle-là qu’il a choisie. Preuve par l’absurde que la fiction, par le biais du cinéma (ou de la littérature), serait le seul genre à même d’exprimer ce qui échappe à toute norme – l’épopée stalinienne ?"[Extrait de : Martine Godet, La Pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka, Paris, CNRS Editions, sous presse].

Antoine de Baecque [L'histoire-caméra, voir ci-dessous] insiste sur le fait que, dans le film, l'histoire est représentée par Guerman de manière non linéaire ; il ne s'agit pas de la reconstitution de l'histoire – une histoire qui par ailleurs  reste irréductible à la compréhension logique –, mais de ses représentations sensibles, inextricablement liées en un écheveau de visions. Cette histoire est donnée à voir sous sa forme cinématographique, comme celle de la déroute et du  chaos.

Guerman plonge le spectateur dans un monde en proie au décalage paranoïaque entre la réalité et son apparence : parfaite définition du système de terreur mis en place par Staline. D'où un film qui ne rentre dans aucune catégorie (cf. Jacques Mandelbaum, Le Monde).

Les critiques de cinéma parlent de cauchemar éveillé, de labyrinthe, d'apocalypse, de cataclysme... ; d' "excroissance extravagante et protestataire" évoquant une œuvre "de veine fellinienne" (A. de Baecque, ibid.). Ce même historien évoque enfin l'image de Staline à l'agonie,  "la mort à l'œuvre, qui secoue le gisant de soubresauts puants",  y voyant la "métaphore du grand corps soviétique, figé, qui se décompose"(ibid.).

 


 

Orientations bibliographiques :

Voir dossier de presse Iconothèque ; Aleksandr LIPKOV, German, syn Germana, Moscou : Kinotsentr, 1988 ; Jurij GLADILŠČIKOV, "Aleksej Guerman : la veille…." (en russe), Nezavisimaja Gazeta, 6 mars 1992 ; Antoine de BAECQUE, "Alexeï Guerman, L’ultime défi. Voir et revoir Khroustaliov, ma voiture ! ", Cahiers du cinéma, numéro spécial Festival d’automne, 1998, p. 6-8 ;  Mikhaïl IAMPOLSKI, “La disparition comme forme d’existence. À propos du film Khroustaliov, ma voiture !, Hors-champ, n° 9; Antoine de BAECQUE, "Khroustaliov, ma voiture ! d'Alexeï Guerman : le communisme au fond du placard de l'histoire" [sous-chapitre au sein du ch. "Esthétiques du démoderne"], L'histoire-caméra, P, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 2008, p. 334-343 ; Nancy CONDEE, The Imperial Trace. Recent Russian Cinema, Oxford-Londres, Oxford UP, 2009, 352 p. (ch. 7 : "Aleksei German: Forensics in the Dynastic Capital", p. 185-216) ; Voir  une interview d'Alexeï Guerman dans : Martine GODET, La pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka, Paris, CNRS Editions, 2010, 308 p. [thèse : 2000]  ; 

Sur Alexeï Guerman, voir aussi le documentaire d'Alexandre Pozdniakov, Guerman. De l'autre côté de la caméra (2009 / Fonds Iconothèque russe et soviétique) ; 

Notice créée le 23 Avril 2007. Dernière modification le 10 Février 2012.

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