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Je demande la parole
(ПРОШУ СЛОВA)

Film de fiction, U.R.S.S., 1976, de Gleb Panfilov, en couleur, sonore.

Production : LENFILM, U.R.S.S., 1976

Durée : 145 minutes.

Version originale : russe

Résumé :

Le statut de la femme — libérée de son ancienne servitude à l’égard de l’homme grâce au communisme, et qui peut désormais accéder aux plus hautes fonctions politiques, administratives — a été de tout temps un bastion inattaquable du discours du pouvoir soviétique. Or certains cinéastes ont l’audace de s’y attaquer avec un message qui va à contre-courant de la vulgate officielle. Dans Je demande la parole (1976), Gleb Panfilov “ retourne ” ce dogme du régime en montrant précisément l’inverse, à savoir que l’accession des femmes à des responsabilités professionnelles trop lourdes peut les mener à leur perte en allant à l’encontre de leur vie privée. Communiste convaincu, Panfilov signe là une satire du système au deuxième degré. Et ce film passe la barrière de la censure.
Le film montre l’itinéraire d’une simple citoyenne, mère de famille, qui devient maire de sa ville puis député au Soviet Suprême. Lue au premier degré, le message est totalement conforme à la propagande soviétique sur l’égalité entre les sexes. Mais l’envers du décor, le message que le cinéaste distille à petites doses, c’est que cette femme sacrifie sa vie personnelle et sa famille et que cet excès d’engagement idéologique la mène au malheur.
Lisa Ouvarova, ex-championne de tir, est devenue maire de sa ville. Le rôle de l’héroïne du film est interprété par Inna Tchourikova, l’épouse de Panfilov. Cheveux tirés en arrière en un gros chignon bien serré, énormes lunettes carrées en écaille, habillement strict, un  bureau démesuré, lui campent un personnage raide, sans féminité. Lisa n’a plus rien à voir avec la jeune femme heureuse et détendue (flash back) qui, quelques années plus tôt, séduisait Serioja, son futur mari, en dansant avec lui des  fox-trot langoureux. Deux  bébés, une  passion commune pour la danse (toujours la musique d’Outesov), deux amoureux : Panfilov montre que la vie privée du couple était — avant la mairie — parfaitement heureuse. Fin du flash back.
De fait, en accédant à ces hautes fonctions, Ouvarova est devenue une autre femme. Enflammée par l’amour du pouvoir (elle l’avoue dans une interview avec une journaliste étrangère), elle rêve de bâtir des immeubles d’habitation sur l’autre rive du fleuve et son obsession est de construire un pont pour accéder à ce nouveau quartier. Son ambition est entièrement focalisée sur ce projet. L’idéologie étouffe en elle la mère et la femme : sa vénération pour Lénine est sans bornes, elle éclate en sanglots en apprenant la mort d’Allende.
Absorbée par sa charge de travail trop lourde et ses projets somptuaires, Ouvarova délaisse sa famille, se décharge sur les enfants du poids de la maison et de la grand-mère malade, mais ne cesse néanmoins de leur rabacher les principes de la morale communiste. Le réalisateur montre l’écartement progressif du couple par des plans clefs : un soir, très tard, Serioja vient chercher sa femme à l’issue d’un conseil municipal. Lisa est assise, épuisée, à l’une des extrémités de l’immense table de réunion. Serioja s’assied à l’autre bout. Le couple n’échange pas un mot. À ce moment précis, on sait la rupture consommée. Panfilov montre aussi, par l’intermédiaire de la bande-son, le déchirement intérieur de cette femme entre ses deux vies : lorsqu’elle n’arrive plus à faire la paix avec toutes ses contradictions internes, le spectateur en est averti par une musique dissonante, toujours la même, inaudible, comme si son propre crâne allait exploser.
Le message du cinéaste semble clair : la vie privée, la famille, passe avant l’idéologie, et cet idéalisme acharné mène au drame. Le film s’ouvre en effet par deux flash backs successifs. Le premier montre Ouvarova, parvenue au niveau le plus élevé, à une séance du Soviet Suprême à Moscou. Le deuxième, qui suit immédiatement le précédent, montre la mort par accident de son fils adolescent qui s’est tiré une balle dans la tête en jouant avec une arme à feu. Le type de mort dont périt le jeune garçon n’est pas un choix innocent de Panfilov, puisque Ouvarova est championne de tir.

Lisa a-t-elle au moins réussi sa carrière ? Rien n’est moins sûr. Ce rêve hypothétique de pont n’est pas réalisé à la fin du film, et à la séance du Soviet Suprême, elle ne reçoit qu’une vague promesse pour le prochain plan quinquennal. Ouvarova a échoué également dans l’éducation communiste de ses enfants. Panfilov montre par toute une série de détails que la jeune génération est de plus en plus individualiste. Outre le problème du statut de la femme qu’il traite à contre-courant, s’inscrivant ainsi dans le courant de désidéologisation de la période de stagnation, Panfilov aborde ouvertement dans ce film trois thèmes dont au moins les deux derniers auraient pu lui être fatals : celui de la responsabilité dans le travail, celui de la censure, et enfin celui du rapport au passé avec des positions qui divergent par rapport à celles du régime (cf. infra). Son film passe néanmoins le barrage du Goskino. Il est vrai que l’aspect séditieux du message n’est perceptible qu’à travers une lecture au deuxième degré. Communiste de toujours, la fidélité du cinéaste envers le régime ne peut pas, à ce moment, être remise en cause. Par contre, son film suivant, Le thème (1980) — qui abordera, ouvertement cette fois, la question de la censure, en lien avec celle de l’émigration — restera longtemps bloqué.

Orientations bibliographiques :

Cette analyse est tirée de :  Martine GODET, "La pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka", thèse EHESS, 2000 (voir notamment une interview de Gleb Panfilov, vol. 2 (annexes), p. 206-224).

Voir aussi Françoise NAVAILH, “La femme dans le cinéma soviétique contemporain”, Film et Histoire, Marc Ferro (dir), P, Ed. de l’EHESS, 1984, p. 155-161 ; "Images de femmes", Aspects du cinéma soviétique, n° 8, 1986, Paris, Association France-URSS, 44 p. ;

Notice créée le 23 Avril 2007. Dernière modification le 6 Avril 2012.

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