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Bonheur d'Assia (Le) / Histoire d'Asia Kliatchina qui a aimé mais ne s'est pas mariée
(ИСТОРИЯ AСИ КЛЯЧИНОЙ КОТОРAЯ ЛЮБИЛA ДA НЕ ВЫШЛA ЗAМУЖ)

Film de fiction, U.R.S.S., 1967, de Andreï Mikhalkov-Kontchalovski, en noir et blanc, sonore.

Réalisation : Andreï Mikhalkov-Kontchalovski Scénario : (scénario intitulé "L'année du soleil tranquille") Youri Klepikov Interprètes : Ia Savvina, Lioubov Sokolova, Alexandre Sourine, Guennadi Egorytchev, Ivan Petrov Image : Gueorgui Rerberg Montage : L. Pokrovskaïa Décors : Mikhail Romadin

Production : MOSFILM, U.R.S.S., 1967

Durée : 99 minutes.

Version originale : russe

Sous-titres : français

Résumé :

L'intrigue est inspirée d'une nouvelle d’Ivan Tourguéniev, adaptée par le scénariste Youri Klepikov et transposée à l'époque brejnevienne : une petite villageoise boiteuse refuse le sort traditionnellement réservé aux filles-mères. Ayant rencontré la jeune Assia, handicapée, l'année précédente lors des moissons au kolkhoze, le mécanicien Tchirkounov revient au village, décidé à la demander en mariage. Mais Assia est enceinte de Stépan, le conducteur du kolkhoze, mufle qui la maltraite et n’a nullement l’intention de l’épouser, mais dont elle est follement éprise. La jeune femme éconduit Tchirkounov. Elle accouchera sur un remblais en  contrebas d'une route, et décidera finalement de ne pas épouser Stépan, bien que la conduite de son amoureux se soit amendée et qu’il lui propose finalement le mariage : Assia veut assumer seule sa vie et son enfant, et rester libre. Le titre originel du film, Histoire d’Assia la boiteuse, qui a aimé mais ne s’est pas mariée , insiste sur son statut de fille-mère. Tabou, car malmenant l’image idéalisée de la famille soviétique, ce thème avait été occulté jusque-là. Un seul film, Un homme est né, réalisé en 1956 par Vassili Ordynski, avait osé l’aborder.

L'histoire sert en fait de prétexte à Kontchalovsky pour montrer un milieu et des personnages réels et s'écarter de la représentation officielle du kolkhoze : « Le triangle amoureux n'est qu'un subterfuge pour porter un regard sur la campagne soviétique contemporaine. [...] Seulement il y a un danger :  celui de faire renaître à l'écran non pas la vie réelle des paysans kolkhoziens tels qu'on les voit lorsque l'on sort de la ville, mais des clichés vivants auxquels le spectateur est déjà bien habitué. Le scénario de Klepikov n'a pas évité ce genre de stéréotypes. Le plus difficile dans le processus du tournage sera de voir ces héros avec un œil neuf, d'essayer de pénétrer dans leur psychologie de telle façon que cela ne soit pas seulement intéressant pour le spectateur,  mais qu'il puisse réévaluer son ancienne attitude envers ces clichés »[1].

Pour éviter cet écueil, le cinéaste privilégie une approche documentaire et utilise des acteurs non professionnels, car ce qu'il recherche, avec son opérateur Gueorgui Rerberg (qui était déjà celui du Premier maître), c’est « un sentiment de vérité, de spontanéité, de vraie vie épiée »[2] : « Si on me demandait comment je voudrais voir mon film dans l'idéal, je dirais que je voudrais tourner, non pas un film de fiction, mais un film d'actualités où les paysans jouent eux-mêmes leur propre rôle ». Tout au long du tournage, le scénario initial va être remodelé par ces kolkhoziens auxquels Kontchalovsky fait jouer leur propre vie en la croisant avec le texte de Klepikov.

Le tournage a lieu dans le kolkhoze de Bezvodnoe, sur la Volga, dans la région de Gorki. Le cœur du village est l’aire de battage du kolkhoze. Le réalisateur rythme son film en alternant des séquences de types différents. Les scènes liées au travail des champs[3] (moissonneuses-batteuses en action, battage du grain par les femmes sur l'aire) ont un montage vif, haletant, avec une alternance rapide de gros plans, et évoquent l'avant-garde des années 1920. Le noir et blanc accentue ce parallélisme. Ces séquences de travail rayonnent d'une vie intense et diffusent une impression d'exaltation. Les scènes de fêtes – toujours la vie collective – se déroulent dans la même veine : repas pris en commun en plein air, par grandes tablées, sur l'aire de battage. Kontchalovsky y multiplie les gros plans. La caméra fixe sans complaisance, avec un réalisme documentaire, différentes générations de kolkhoziens : enfants, jeunes, amoureux, vieux, hommes, femmes, tous mélangés. Les visages sont ridés, édentés, les femmes, lourdes et sans grâce, parlent une langue grossière, notamment la chef d’équipe. Les conditions de vie très rudimentaires au kolkhoze sont montrées sans fioritures : baraquements très frustes, avec des châlits, pour le logement des  kolkhoziens hommes et femmes, absence totale d'intimité (et bien sûr de confort).

Les séquences liées à la vie privée sont intercalées dans une alternance qui donne son rythme au film, mais elles sont traitées sur un mode filmique radicalement différent. L’héritage du Dégel y est bien présent. L’exaltation de l’individu, le travail qui passe au second plan, le rôle prédominant accordé à l'humain éclate à travers les scènes intimistes où chacun raconte son itinéraire de vie. Jeunes amours, grossesses, rapports de couples difficiles ou harmonieux, épreuves, guerre, enterrements, jusqu’aux aïeuls dont on commente longuement les portraits sur les murs des isbas : toute la vie est vue par le biais de la vie privée, de la famille. L'exaltation du quotidien est à son comble. Elle passe par un retour à la sexualité, par le fantasme lié aux produits de consommation. Les hommes discutent sérieusement du nouveau modèle Fiat, les femmes lâchent toutes leurs occupations pour se précipiter sur une paire de chaussures que l’amoureux  d’Assia  lui rapporte de la ville, provoquant un attroupement. Les valeurs religieuses aussi retrouvent droit de cité : par deux fois, pour marquer le changement de saison été-hiver, la caméra  balaie le village, la vallée et le fleuve en contrebas en partant ostentiblement de l’église, coeur du village. Seul le président du kolkhoze est encore motivé par les valeurs du régime. « Tu sais ce qui est vraiment important ? » – demande-t-il à la cantonnade lorsqu’ils sont entre hommes dans la chambrée du kolkhoze. « Va savoir ! » – est la réponse dubitative qu’il obtient. « C’est l’Organisation Scientifique du Travail »– reprend-il doctement. La satire du régime est flagrante, car si on entend distinctement ses paroles, le plan qui les accompagne montre Stepan, le camionneur d’Assia, très beau garçon, plongé dans un magazine regorgeant de brunes pulpeuses et dénudées, tandis que la bande-son susurre le romantique tube italien “No no l’eta” en vogue à l’époque. Aucune ambiguïté : l’idéologie est loin.

Ce film a été censuré et est resté vingt ans sur les “étagères du Goskino", après que Kontchalovsky a dû couper le quart du matériau filmé. Son titre original a été mutilé à plusieurs reprises et finalement transformé en Bonheur d'Asia. Plusieurs éléments étaient reprochés à Kotchalovsky par la censure du Goskino : représentation trop réaliste de la vie du kolkhoze, très éloignée du "vernis" (lakirovanie) imposé par le réalisme socialiste ; approche filmique expérimentale taxée de "formalisme" (combinaisons d'acteurs professionnels et non professionnels) ; conception non conforme de la famille soviétique ("fille-mère" qui assume de rester seule, refus du père) ; séquences trop "naturalistes" (tentative de viol d'Assia par Tchirkounov, scènes trop crues lors de l'accouchement d'Assia) ; enfin évocation, brève mais précise, de la Terreur stalinienne par un vieillard revenu des camps.

Le Bonheur d'Asia ne sortira qu'en 1988 dans le bouillonnement de la perestroïka.

[Texte issu de : Martine Godet, La pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka, Paris, CNRS Editions, 2010, p. 134-138.

[1] A. MIHALKOV-KONČALOVSKIJ, « Nekotorye coobraženija o postanovke Pervogo Učitelja» [Quelques réflexions sur la réalisation du Premier Maître], Iskusstvo kino, 1, 1967, p. 43-44. 

[2] A. MIHALKOV-KONČALOVSKIJ, Parabola zamysla [La parabole du projet], Moscou, Iskusstvo, 230 p. ( p. 128). 

[3] Une partie de ces scènes sera rajoutée après les premières critiques du Goskino portant sur le scénario.

 

 

Orientations bibliographiques :

Andrej MIHALKOV-KONčALOVSKIJ, Parabola zamysla [La parabole du projet], M, Iskusstvo, 1977, 230 p. ; id.,Vozvyšajuščij obman [Une duperie sublime], M, Soveršenno sekretno, 1999, 320 p. ; Catalogue URSS, 50 ans de cinéma retrouvé, 1990, Paris, La Cinémathèque Française, p. 13-14 ; Catalogue des 9es Rencontres cinématographiques de Quimper, mars-avril 1991 (rétrospective Mikhalkov et Kontchalovsky) ; Neja ZORKAJA, "Ne stoit selo bez pravednicy" (Il faut au moins une femme juste dans un village), Iskusstvo kino, 1, 1989, p. 57-68 (64-66) ; voir un long développement sur la censure exercée sur ce film dans : Martine GODET, "La pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka", thèse EHESS, 2000 (tome 1 : p. 136-150, 300-306 ; tome 2 (Annexes) : p. 245-248) ; cette section a été fortement raccourcie dans l'ouvrage paru en 2010.

Notice créée le 23 Avril 2007. Dernière modification le 15 Juin 2012.

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