Film de fiction, U.R.S.S., 1935, de Leo Arnstam, en noir et blanc, sonore.
Production : LENFILM, U.R.S.S., 1935
Durée : 95 minutes.
Version originale : russe
Le film représente l’amitié de trois jeunes femmes entre 1914 et 1919. Il se divise en deux parties distinctes : 1914 et la vie des trois orphelines encore jeunes filles dans des baraquements prolétaires ; et 1919, où l’on retrouve les trois filles devenues femmes engagées comme infirmières lors de l’offensive de Youdénitch sur Petrograd.
La séquence – la plus courte des deux – portant sur 1914 présente un tableau rapide et par certains aspects caricatural de l’Ancien Régime. Un officier tsariste tout de blanc vêtu empêche dans une première scène les enfants, dont les trois orphelines, de sortir des baraquements pour tenter d’aller travailler. Les fillettes se réfugient alors chez la grand-mère qui s’en occupe, qui constitue tout l’archétype de la Baba : dans une scène de prière forcée où elle associe son mari, elle éteint la révolte des enfants.
Entre alors la fille de la grand-mère, figure maternelle des trois orphelines ; figure maternelle absente (c’est sa seule scène), épuisée par son travail, les yeux dans le vague et qui tend au fond à démontrer que le rôle prégnant de la génération issue d’Octobre, particulièrement mise en avant dans l’URSS stalinienne, est dû à l’épuisement de la génération précédente sous le tsarisme.
Le deuxième moment présente le débit de boisson des baraquements dont les consommateurs se répartissent entre bourgeois ventripotents, ouvriers alcooliques et arriérés, enclins à se quereller, et tenancier au tablier graisseux. La scène ne se constitue pas d’un plan large mais d’une multitude de plans resserrés sur les différents personnages stéréotypés. Elle associe ainsi des comportements précis à la société d’Ancien Régime : alcoolisme, oisiveté, « hooliganisme » sont autant de symptômes du capitalisme. Les filles, symbole de l’innocence et de l’espoir, tentent de chanter en vue de quelques pièces, mais elles se font railler et jeter dehors. L’écrasement de l’espoir n’est donc seulement du fait d’un capitalisme qui ferait système ; il est surtout dû à un ensemble de comportements individuels. Rapportée à l’année 1935, cette morale sous-jacente renvoie à la criminalisation de certains comportements notamment dans le cadre du Plan quinquennal. Et si le Plan et l’édification du socialisme dysfonctionnent, c’est essentiellement en raison de comportements arriérés et hérités. Ainsi, la première séquence qui présentait de prime abord un capitalisme assez structuré, avec ses stéréotypes, en vient finalement se focaliser sur les individus et leurs fautes.
Les trois fillettes sont alors réconfortées et recueillies par un vieil homme (Senka) imitateur de cris d’animaux, qui les encourage, avec son ami que l’on découvre rapidement agitateur politique (Andreï), à chanter à nouveau. Les deux hommes leur préparent la salle et l’innocence de leur chant triomphe enfin, tandis que l’espoir naît dans la salle qui reprend, émue, la chanson. Et lorsque la police tente de ce faire cesser, l’agitateur entonne à nouveau le chant, ce qui, au final, déclenche une émeute contre les différentes formes de pouvoir (policiers, petit commerçant).
On retrouve ainsi le rôle historique du Parti bolchevique tel que construit dans les années 1930 : Parti de peu d’hommes mais au rôle crucial dans le déclenchement des événements à portée révolutionnaire. Dans l’enjeu plus précis de la jeunesse, il faut souligner que le film correspond à un moment de propagande et de mise en en avant des Komsomols en Union Soviétique. On retrouve ici le même principe : il s’agit au Parti et aux adultes d’encadrer la jeunesse afin que celle-ci puisse construire une action politique et/ou artistique.
La première séquence se clôt sur l’annonce du déclenchement de la guerre.
L’on retrouve les trois orphelines devenues de jeunes femmes en 1919 à Petrograd assiégé. La Révolution est résumée en un long travelling accompagné d’une musique d’orgue joyeuse : soldats mutinés ayant abandonné la discipline, meeting en fond, drapeaux.
La première scène se déroule lors du départ au front. L’agitateur Senka est devenu un responsable politique et militaire. Les orphelines sont infirmières. L’une d’elles, Zoïa, est amoureuse d’un des soldats en partance ; on sent toute la bienveillance du Parti dans le regard attendri d’Andreï. Le départ pour le front se fait dans la sérénité et la fierté ; la population rassemblée salue les partants ; même la grand-mère pieuse participe de cet enthousiasme et illustre les changements profonds de la Révolution.
Au front, les trois infirmières se retrouvent encerclées avec des hommes blessés, et essuient des bombardements. Stoïques, elles continuent à soigner. Lorsque l’un des soldats de l’Armée Rouge demande à Zoïa de le tuer pour ne pas tomber entre les mains ennemies, celle-ci refuse et continue de croire dans l’arrivée de renforts. Ceux-ci arrivent sous la forme d’un train conduit par le vieux Senka. Après avoir embarqué les blessés, le train se remet en marche ; et tandis que ses rouages et ses chuintements commencent à former les notes de l’Internationale, Senka arrose de sa mitrailleuse embarquée les troupes blanches avec une évidente jubilation. Cette scène, invraisemblable lors de l’offensive de 1919 – dans un film néanmoins assez réaliste –, connote néanmoins une thématique typique des années 1930 : le rôle crucial de l’industrialisation (symbolisée ici tant par la locomotive que par la mitrailleuse) dans l’écrasement de la contre-révolution, ou plus tard de l’édification du socialisme.
Une fois hors de danger, l’un des blessés confie à Zoïa où se trouve son amant. Elle le rejoint pour vivre une courte idylle. Surpris par Senka, devenu commissaire politique et sous la désapprobation des deux autres infirmières, il s’agit à présent de se racheter au combat. On voit ici se dessiner l’idéologie sous-jacente à nombre de films des années 1930 : le problème n’est pas dans l’amour spontané (on se rappellera qu’Andreï était bienveillant à l’égard de cette relation dans la première scène), mais il n’est autorisé que dans le cadre et avec l’assentiment du Parti. Il est notable aussi que ce soit le commissaire politique qui remette Zoïa dans le droit chemin tandis que ses amies sont aussi présentes : seule la voix du Parti fait autorité incontestablement, car après avoir mollement protesté devant la réprobation de ses amies, l’infirmière se tait aux paroles du bolchevique.
Dernière scène, les trois amies préparent l’infirmerie en vue des combats. Elles trouvent même une poule dans leur abri qu’elles prévoient de faire cuire. Toutefois, deux Blancs les surprennent, mais l’une des infirmières parvient à se cacher et à aller donner l’alerte. Les deux soldats en profitent pour voler le dîner avant de se préparer à fusiller les deux infirmières restantes. C’était compter sans Senka qui arrive et précipite la fusillade. Natacha est touchée tandis que Zoïa ramasse un pistolet et tire sur le dernier des Blanc encore debout. Natacha agonise et meurt dans les pleurs et les regrets. Son décès est salué militairement et elle a droit à des funérailles militaires. Le film s’achève sur un plan fixe resserré sur le visage d’Andreï qui discourt sur le devoir de vaincre, le sens du sacrifice et le sens de la mort de Natacha : « Elle n’est pas morte contre Youdénitch, elle est morte pour l’édification du socialisme ».
Cette morale finale, particulièrement soulignée par le plan fixe, offre une étonnante porosité entre la morale de guerre civile (et des périodes de guerre en général où sacrifice et deuil sont exacerbés) et celle de l’époque stalinienne. Elle met sur un pied d’égalité les souffrances d’une population en guerre avec celles de l’édification du socialisme et de l’industrialisation des années 1930. Il est tout aussi notable que le seul personnage capable de délivrer cette morale est le membre du Parti, le dirigeant de la division ; tandis que les deux amies restantes sont abattues, seule la parole du bolchevique est une parole autorisée, raisonnée et réconfortante.
Cette conclusion du film est aussi une conclusion à l’intrigue amoureuse : par son acte héroïque, Zoïa peut enfin enlacer son amant avec le consentement des autres personnages. Le sacrifice de Natacha souligne néanmoins la morale féminine particulièrement traditionnelle de retour sous Staline : la femme ne peut se défendre seule, elles ont besoin du secours des hommes pour être sauvées, et leur seule noblesse et dans le sacrifice. Stoïcisme, docilité, humilité constituent les qualités de la femme édificatrice du socialisme.
Jean-Loup Passek dir., Le cinéma russe et soviétique, Paris, Ed. du Centre Pompidou, 1981, p. 190 ; Evgenij MARGOLIT, “Le pays des enfants : le fantôme de la liberté”, Bernard Eisenschitz éd., Gels et Dégels. Une autre histoire du cinéma soviétique, Paris, Centre Pompidou-Mazzotta, 2002, p. 53-63 ; Leopold H. HAIMSON, Russia”s revolutioary expérience. 1905-1917, New York, Columbia UP, 2005, 304 p. ;
Notice créée le 23 Avril 2007. Dernière modification le 6 Janvier 2010.