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Vérification (La)
(ПРОВЕРКA НA ДОРОГAХ / ОПЕРAЦИЯ С НОВЫМ ГОДОМ)

Film de fiction, U.R.S.S., 1971, de Alexeï Guerman, en noir et blanc, sonore.

Production : LENFILM, U.R.S.S., 1971

Durée : 97 minutes.

Version originale : russe

Résumé :

La réécriture de la « Grande Guerre patriotique » constitue un enjeu majeur dans le processus de restalinisation qui s'amplifie avec l'arrivée de Brejnev au pouvoir (1964) et, dès lors, un thème sous haute surveillance.  Or Guerman cible, dans La vérification, qui est son deuxième film, le problème tabou entre tous dans l’histoire de cette guerre, celui de l’armée Vlassov, ainsi que de son corollaire : la question des prisonniers de guerre soviétiques, emmenés en captivité par les nazis. Cette provocation suscite la fureur de l’aile droite du Comité central, puisque le réalisateur montre que les Russes en sont venus à se battre dans deux camps différents, pas seulement contre les Allemands, mais aussi entre Russes.
Le scénario est adapté d’un récit de guerre de Youri Guerman (père du réalisateur), intitulé "Opération 'Bonne année' ». Le héros du film, le sergent soviétique Alexandre Lazarev (interprété par Vladimir Zamanski), a été fait prisonnier par les Allemands et enrôlé dans l’Armée Vlassov : il porte l'uniforme allemand et sur son casque figure le sigle de l’« Armée russe de libération ». C’est donc un anti-héros, puisqu’il a collaboré avec l’ennemi. L’action débute après cette période, au moment où Lazarev a déserté  l'armée Vlassov pour se rendre volontairement à un détachement de partisans. Il est mis aux arrêts. Le commandant Lokotkov, chef des partisans, décide de lui laisser une chance de se racheter en prouvant son courage à leurs côtés, mais le commissaire politique Petouchkov, ainsi que certains hommes du détachement, considèrent Lazarev comme un traître. Il est soumis à une "vérification" : les partisans le chargent d'attaquer seul un side-car allemand pour tester ses réactions face à l’ennemi. La bravoure qu’il témoigne dans cette épreuve désarme la méfiance de tous à son égard, à l’exception du major Petouchkov, partisan d'une guerre sans pardon. Lazarev meurt en héros à l’issue d’une autre mission impossible que lui a confiée Lokotkov – détourner un train de munitions allemand – qu’il mène victorieusement. La scène qui suit montre, dans un fondu-enchaîné, l'entrée des troupes soviétiques à Berlin dans la liesse générale. Le lien entre ces deux événements est évident : la victoire est due à l'héroïsme de tous, y compris de ceux qui ont commis des erreurs.
À travers le personnage du chef des partisans, interprété par Rolan Bykov, et celui du commissaire politique (Anatoli Solonitsyne) qui s’affrontent dans un duel d’acteurs exceptionnel, Guerman montre deux conceptions radicalement opposées de la guerre. Lokotkov, homme bon, comme le lui reproche Petouchkov (« Tu veux être bon, alors qu’il s’agit d’une bataille à mort »), et totalement loyal envers le pouvoir soviétique (« Je dirige – dit-il – en suivant ma conscience de parti »), est juste envers ses hommes qui le vénèrent. À l’opposé, l’attitude de Petouchkov est violente, autoritaire. Il veut la guerre pour la guerre. L’une des plus belles scènes du film, celle « de la barge », le met en évidence. Les partisans sont censés faire sauter un pont pour bloquer l’avancée des Allemands ; or, une immense péniche contenant un millier de prisonniers russes passe sous ce pont au moment précis où les partisans s’apprêtent à le faire sauter. Au dernier moment, Lokotkov s’abstient de déclencher l’explosion pour épargner les victimes, suscitant la fureur de Petouchkov, prêt à tous les sacrifier. C’est la deuxième évocation, explicite cette fois, de la question des prisonniers de guerre. L’État soviétique a en effet infligé pour trahison une dizaine d’années  de camp supplémentaire à tous les Soviétiques faits prisonniers par les Allemands pendant la guerre – et pas seulement ceux qui ont collaboré avec l’armée Vlassov –, lorsqu’ils sont retournés en URSS à la fin du conflit. Être fait prisonnier constituait en soi, aux yeux du gouvernement soviétique, un délit pénal car ces hommes étaient soupçonnés de manière systématique de collaboration avec l’ennemi. Ils n’ont obtenu leur réhabilitation officielle qu’au moment de la perestroïka (1988), bien que le maréchal Joukov l’ait déjà réclamée sans succès sous Khrouchtchev. Ce thème est crucial pour la génération de Soviétiques qui a vécu la guerre et la scène de la barge en est une évocation transparente.
La guerre que montre Guerman est crue, sans fard. Le cadre de l’action est décrit avec une vérité scrupuleuse, un réalisme quasi documentaire : la vie très dure des partisans dans la forêt enneigée, la misère des civils, victimes des représailles ennemies. Mais le ton est résolument anti-héroïque, sans exaltation guerrière. C’est l’expérience des gens simples pris dans l’étau d’une gigantesque tragédie. La bande-son joue un rôle essentiel, comme dans tous les films à venir de Guerman : plusieurs niveaux de son se chevauchent, restituant l’épaisseur, la complexité de la réalité. Le cinéaste joue des bruits souvent aigus, acidulés, avec des trilles qui vrillent les tympans ; les volets d’isbas abandonnées qui battent au vent en grinçant évoquent l’abandon, la désolation qu’implique la guerre. On note l’insert de chansons populaires pour accompagner les scènes les plus poignantes, celle de la barge notamment, une fanfare militaire pour accompagner l’entrée dans Berlin.
Cette approche centrée sur l’individu est taxée par les conservateurs d’ « humanisme abstrait ». Dépassant largement la conception de la guerre, elle concerne le sens de la vie, du rapport aux hommes et, au-delà, du socialisme. Ce que Guerman veut montrer dans La Vérification, à travers ces deux personnages antagonistes, c’est la dualité entre deux visions du monde : « un socialisme à visage humain et un socialisme à visage stalinien ». « C’est cela qu’ils abhorraient le plus », ajoute-t-il. « Cet humanisme abstrait était opposé à la société de classes. Est-ce quelque chose comme le christianisme ? Je ne sais pas exactement ce que c’est ». Mais la conclusion du réalisateur est que Lokotkov est perdant in fine, parce qu’il n’est pas monté en grade à l’issue de la guerre. C’est pourtant bien lui – qui incarne le milicien soviétique – le vrai héros du film : « Ce sont ces gens-là qui ont gagné la guerre ». Guerman développe ainsi une représentation humanisée du conflit où la culture du chef disparaît. Cette conception du socialisme à visage humain s’étend jusqu’au sens du pardon, de la réconciliation nationale, notamment à propos de l’Armée Vlassov, mais encore au-delà :
« Il n’y avait pas eu de discussion générale au niveau artistique sur le fait qu’il était temps de prendre en pitié ses concitoyens, et qu’ils n’étaient pas seulement bons à punir, à écraser, à mettre en prison. C’était le premier film sur ce thème […] Qu’on puisse dire à propos des hommes de l’Armée Vlassov que c’étaient simplement des hommes malheureux qui ne voulaient pas être du côté de l’ennemi, qui voulaient revenir ; que dans ce monde aigri [...], on dise enfin : ‘Ayons pitié les uns des autres !’ C’est ça, le sens du film, c’est ça précisément ce que nous avons voulu filmer ».
Aussitôt se déchaîne une bagarre entre libéraux et conservateurs, gagnée par ces derniers. La provocation multiforme de Guerman ne peut que rendre « hystérique », selon son propre mot, l’aile conservatrice du Comité central : le film est frappé d’interdiction officielle et son réalisateur renvoyé de Lenfilm.

[Cette analyse est extraite de : Martine GODET, La pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka, P, CNRS Editions, 2010, 308 p. Les citations sont issues de l'interview accordée par  Alexeï Guerman à l'auteur en 1998].

Orientations bibliographiques :

Eugenia GAGLIONONE, Vladimir PADUNOV et Nancy P. CONDEE, “Recent Soviet Cinema and Public Responses : Abdrashitov and German”, Framework , 29 (1985), p. 42-56 ; Aleksandr LIPKOV, German, syn Germana, Moscou : Kinotsentr, 1988 ; Giovanni BUTTAFAVA, “Alexei German, or the form of courage”, The Red Screen. Politics, Society, Art in Soviet Cinema, Anna Lawton éd., Londres-New York, Routledge, 1992, pp. 275-282 ; Aleksej GERMAN, " Ja mečtal o četvertoj kategorii...", interview réalisée par L. Zakrževskaja , in Valerij FOMIN (dir.), Kino i vlast’. Sovetskoe kino : 1965-1985 gody [Cinéma et pouvoir. Le cinéma soviétique : les années 1965-1985], Moscou, Materik, 1996, 370 p. [p. 199-208] ;  Denise J. Youngblood, Russian War Films. On the Cinema Front, 1914-2005, Lawrence (KS), University of Kansas Press, 2007, 319 p. (ch. 7 : "Challenges to Stagnation, 1972-1979", p. 164-185 [p. 177]) ; Nancy CONDEE, The Imperial Trace. Recent Russian Cinema, Oxford-Londres, Oxford UP, 2009, 352 p. (ch. 7 : "Aleksei German: Forensics in the Dynastic Capital", p. 185-216) ; Martine GODET, La pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka, P, CNRS Editions, 2010, 308 p. [thèse : 2 000] ;

Sur Alexeï Guerman, voir aussi le documentaire d'Alexandre Pozdniakov, Guerman. De l'autre côté de la caméra (2009 / Fonds Iconothèque russe et soviétique) ; 

Notice créée le 23 Avril 2007. Dernière modification le 12 Juin 2012.

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