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Porte d'Ilitch (La) — version censurée : J’AI VINGT ANS
(ЗAСТAВA ИЛЬИЧA / МНЕ ДВAДЦAТЬ ЛЕТ)

Film de fiction, U.R.S.S., 1964, de Marlen Khoutsiev, en noir et blanc, sonore.

Production : Studio Gorki, U.R.S.S., 1964

Durée : 175 minutes.

Version originale : russe

Sous-titres : anglais

Résumé :

 Film-culte du Dégel.  C’est aussi l’un des seuls films censurés de la période : sa réalisation s’est étirée sur plusieurs années du fait de cette censure (le film a été achevé en 1964). On dispose, grâce à l’ouverture des archives, à la fois de la version originale du film – qui a passé 25 ans sur les « étagères » du Goskino et a été finalement diffusée au début de la perestroïka par la télévision soviétique, comme d’autres films interdits – et de la version censurée, intitulée J’ai vingt ans, conservée à la Cinémathèque française où le fonds de Sovexportfilm a été déposé à l’ère de la glasnost. Ceci a permis de confronter scène par scène, séquence par séquence, les deux versions du film. On dispose également, toujours grâce à l’ouverture des archives, de tous les procès-verbaux des séances collectives de remaniement du film, qui se sont déroulées au studio Gorki à Moscou, notamment celles qui ont suivi le discours violemment accusateur de Khrouchtchev le 8 mars 1963[1]. On connaît donc les critiques qui ont été adressées à La Porte d’Ilitch et la teneur des débats qui ont mené à l’élaboration de la version censurée. Ces derniers montrent la façon dont la censure se met en place dans le contexte spécifique du Dégel et les réactions d’un milieu de création au travail de dénaturation qui s’exerce sur le film. Il est exceptionnel de disposer de tous ces éléments à la fois. Enfin, ce film exemplifie tous les thèmes « chauds » qui font débat pendant le Dégel : problème de la jeunesse, retour à l’individu, émergence des jeunes poètes, fracture des générations, influence de l’Occident…

Khoutsiev montre la vie de trois jeunes Moscovites inséparables, Serioja, Kolia et Slava. Leur amitié depuis l'enfance constitue la trame du film. Comme tout le monde, ils aiment, étudient, travaillent (point essentiel – tous trois appartiennent au monde ouvrier). Ces jeunes sont influencés par la culture occidentale : ils apprécient le jazz, les danses modernes, la peinture contemporaine, redécouvrent l’amour, se promènent longuement dans Moscou, fréquentent assidûment les soirées de poésie. Le film tout entier est un hymne à la jeunesse. Leur enfance s’est déroulée durant la guerre et ils n’ont connu leurs pères que d’après des photographies : ils sont les enfants de ceux qui sont morts au front. Aujourd’hui ils ont vingt ans et sont à la recherche d’un idéal. Leur révolte passe par une fracture de générations. Les parents avaient, eux, un idéal au nom duquel vivre et mourir, mais ce passé est muet et le présent est vide. Khoutsiev cible là un thème brûlant que rejettent les conservateurs. Le message du cinéaste passe à travers le héros principal, Serioja Jouravlev, qui vient de terminer son service militaire et entre à l’usine tout en suivant des cours du soir. C’est ce tournant de l’entrée dans la vie active qui cristallise ses interrogations sur le sens de la vie. Le jeune homme tombe amoureux d’une fille rencontrée dans un bus, Ania,  et la suit sans oser l’aborder. Il la retrouve au défilé du 1er mai et une histoire d’amour commence entre eux.

Le problème de la jeunesse est donc le thème majeur de La Porte d’Ilitch – et constitue le premier motif de censure. L’idée-force de Khoutsiev est de montrer la recherche d’une signification à donner à sa vie chez cette génération. Car, contrairement à Pavel Kortchaguine, héros de Et l’acier fut trempé (1932-1934), chez lequel tout conflit intérieur, toute incertitude étaient impensables, le héros principal du film, Serioja, est en proie à des angoisses existentielles. Khoutsiev veut exprimer une sorte d’« errance » (motan’ja, terme récurrent tout au long du film), un questionnement douloureux qui passe par des discussions interminables entre jeunes. Avec le Dégel se développe en effet une nouvelle attention à la réflexivité du soi. L’un des intérêts du film réside dans l’articulation qui est montrée, chez les héros, entre différents registres de relations allant de la sphère privée à la vie publique. Et c’est précisément sur ce point que la censure intervient. Ce « nouvel humanisme » est qualifié de mièvre par les conservateurs pour lesquels ces interrogations sont inadmissibles dans une société communiste que l’on construit sous la direction du parti.

Le deuxième thème central du film est le conflit des générations. C’est d’ailleurs le prolongement du premier. Or, le rapport pères/fils – thème initié par Ivan Tourgueniev en 1862 dans son roman Pères et fils, et qui sera repris sans relâche dans la tradition russe puis soviétique – est au cœur de la déstalinisation. Il constitue un détonateur permanent tout au long du Dégel à cause de ce qu’il sous-entend : la responsabilité de la génération aînée pendant l’époque stalinienne. C’est le second motif de censure.

Deux des scènes les plus importantes du film sont largement censurées. La première figure une querelle entre Ania, petite amie de Serioja, et le père de celle-ci, lorsqu’elle vient lui annoncer qu’elle quitte la maison paternelle. Dans la version originale, le père est excédé contre ces jeunes qui, au lieu de prendre leur vie en main, perdent leur temps en bavardages oiseux : « Vous n’arriverez à rien tant que vous n’aurez pas compris que la vie n’est pas faite de discussions vides, mais d’actes concrets ». Or, le parti attend du héros un engagement clair dans une cause publique, aux côtés de la Révolution, un héros sans révolte ni aspirations vagues. Dans la version censurée, on observe une distorsion du sens de cette scène vers un renforcement de l’anecdote amoureuse. Le rapport intime à soi-même dans le doute et l’hésitation est érasé et le propos largement recentré sur l’inquiétude paternelle quant à l’avenir de sa fille. Par ailleurs, dans la version originale, l’amplitude du conflit père/fille et la violence d’Ania à l’égard de son père plongent celui-ci dans un tel état de prostration qu’à la fin de la scène, il a du mal à articuler ses phrases. Il s’en va écrasé de douleur, humilié à la fois dans son rôle de père et en tant que représentant de la génération stalinienne. Car, après l’avoir cinglé de cet aveu : « Chez toi, je ne peux rien supporter », sa fille lui lance à la figure les motifs de ce dégoût : « Parce que je ne te crois pas. Parce que toujours, toute ta vie, quand tu disais une chose, tu en pensais une autre ». Ce à quoi il répond, doucement, sombrement : « Tout cela n’est pas si simple ». À ce reproche du mensonge pratiqué toute sa vie (cette séquence, c’est-à-dire la deuxième partie de la scène, est supprimée par la censure et re-tournée à nouveau dans un sens différent), s’ajoute, proféré par Serioja cette fois, celui de son activité, sous-entendu pendant l’époque stalinienne. À la question du père : « Vous admettez qu’il existe malgré tout une expérience liée à l’âge ? », Serioja répond : « D’une façon générale, oui. Quoi qu’il y ait une forme d’expérience que personnellement je n’envie pas ». Et le père, battant en retraite, répond : « C’est une question complexe. Parlons plutôt de vous ». Dans la version originale, enfin, le conflit de générations est flagrant, et reconnu par le père : « C’est très dommage, mes enfants, que vous vous écartiez autant de nous, de notre génération ».

Dans J’ai vingt ans, au contraire, ce conflit est largement atténué et surtout, il ne dévie pas vers la responsabilité des aînés dans la période stalinienne. Ania respecte son père ; elle s’excuse même de s’être énervée. Son père la reprend : « Tu ne devrais pas parler sur ce ton ». Le retournement de situation est total : de la place d’accusé dans la version originale, le père bascule dans le rôle de celui qui détient l’autorité. Serioja est là pour apaiser le conflit père/fille, somme toute bénin et banal. Il n’est plus question de lui reprocher son passé. Cette scène croise donc les deux motifs de censure évoqués.

La deuxième scène est celle de l’apparition à Serioja du fantôme de son père mort à la guerre et elle a suscité autant de polémiques que la première. Elle montre le jeune homme, chez sa mère, la nuit, affalé à une table et plongé dans ses pensées. Soudain, dans un fondu-enchaîné, son père mort lui apparaît, comme s’il descendait du portrait accroché au mur. Il est au front, tisonne le feu et monte la garde auprès de ses camarades endormis. Dans la version originale, le jeune homme s'adresse à lui et exprime de façon poignante sa difficulté à vivre :  « Je ne veux pas employer de grands mots à propos de la vie, mais il y a des moments où l’on est seul à seul avec soi-même, avec sa conscience ». Serioja ressent un manque violent par rapport à l’absence de ce père : « J’ai confiance en toi comme en personne. Tu comprends, j’ai besoin de tes conseils. Je me sens très mal » (ce dernier passage est supprimé dans J'ai vingt ans). Mais sa souffrance est présentée avec une intensité dramatique. Dans La Porte d’Ilitch, le dialogue entre le père et le fils est totalement bloqué, sans issue. La question de Serioja à son père : « Comment vivre ? » reste sans réponse. Le père-soldat, après lui avoir demandé son âge (23 ans), répond qu’il est mort, lui, à 21 ans et ajoute (fragment de phrase censuré dans J’ai vingt ans) : « Comment pourrais-je te donner des conseils ? ». Puis il se dresse pour rejoindre ses camarades comme s’il voulait couper court à la conversation. Le fils reste abandonné à lui-même.

Dans J’ai vingt ans, la fin de la scène est modifiée et son message dévié vers la veine patriotique et nationale. Le père se lève pour aller retrouver ses camarades et répond à l’appel pathétique de Serioja par une phrase grandiloquente : « Adieu ! C’est bientôt le matin. Tu dois aller au travail. Je t’envie, j’aimerais tant à présent passer par les rues de Moscou. C’est une ville formidable, la plus belle du monde. Adieu, mon fils ! Désormais, chaque année, la distance sera plus grande entre nous. Tu mûriras. Je te lègue la Patrie ». De nouveau, la quête existentielle est détournée au profit de la veine héroïque. Cette scène a suscité un tollé chez Khrouchtchev dans son discours du 8 mars : « Peut-on concevoir que le père ne réponde pas à la question de son fils et qu’il ne l’aide pas d’un conseil pour lui montrer le bon chemin à prendre dans la vie ? […] Alors quoi, vous voulez mettre le désaccord dans la famille soviétique qui réunit les jeunes et les vieux dans la lutte pour le communisme ? ». [En Union Soviétique,] « il n’y a pas de problème de ‘pères et fils’ dans le sens ancien ».

Censurer le conflit entre  pères et fils est pourtant un contresens par rapport au dessein de Khoutsiev. Celui-ci a voulu montrer la continuité entre les générations qui se sont succédé depuis 1917 : celle de la Révolution, celle de la Grande Guerre patriotique, et enfin celle des années 1960, incarnée par les trois jeunes héros. Selon lui, « le thème du film est la façon dont se forme une conscience de citoyen chez un jeune homme et la nécessité absolue d’être toujours un citoyen militant de sa patrie ». Ce serait donc une erreur d’imaginer que c’est contre un opposant au régime que s’exerce la censure, comme ce sera le cas sous Brejnev avec les dissidents. La profession de foi du jeune Khoutsiev éclate avec force au travers d’une tirade de Serioja : « Je prends au sérieux la Révolution, l’Internationale, l’année 37, la Guerre, parce que presque aucun d’entre nous n’a plus de père... ». Son engagement aux côtés du parti est indéniable, et d’ailleurs personne, pas même Khrouchtchev, ne le remet en cause. Cet objectif apparaît clairement dans la séance de délibération sur le remaniement du film (12 mars 1963) : « En faisant un film, nous » – Khoutsiev et le scénariste Guennadi Chpalikov – « n’avons pas essayé de faire quelque chose qui puisse nuire à la cause que nous servons, c’est-à-dire notre patrie, le peuple et le parti ». Et il ajoute : « Je me sens très fortement lié à l’histoire de mon pays, et pas seulement par mon travail mais aussi par toutes les pages de ma biographie ». Artiste soviétique engagé, il partage la conception communiste de l’art militant et c’est avec une humilité sincère qu’il déclare : « Nous allons refaire le film en prenant en considération la dure critique du Parti, un film qui participe pratiquement à la lutte commune, parce que je ne m’imagine tout simplement pas qu’une œuvre artistique puisse avoir une autre vocation ».

[1] Ces procès-verbaux ont été publiés dans Iskusstvo kino, 6, 1988, p. 95-117.

[2] Citation issue de Khrouchtchev et la culture (texte intégral du discours du 8 mars 1963), Paris, Collection de la revue Preuves, p. 33 (aucune autre indication éditoriale ne figure sur le recueil).

[3] Procès-verbaux des séances de remaniement du film, séance du 12 mars 1963, Iskusstvo kino, 6, 1988, p. 102. Extraits suivants :  p. 102 et 110.

[Ce texte est issu de Martine GODET, La pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka, P, CNRS Editions, 2010, 308 p.]

 

 

Orientations bibliographiques :

Martine GODET, “L’oeuvre dénaturée. Un cas de censure cinématographique dans l’URSS de Khrouchtchev”, Annales HSS, 4, 1996, p. 781-804  ;  id., "La pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka",  thèse, EHESS, Paris, 2000 (le premier chapitre y est intégralement consacré à ce film) ; id., La pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka, P, CNRS Editions, 2010, 308 p.

Notice créée le 23 Avril 2007. Dernière modification le 4 Mars 2011.

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