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Et si c’était l’amour
(A ЕСЛИ ЭТО ЛЮБОВЬ ?)

Film de fiction, U.R.S.S., 1961, de Youli Raizman, en noir et blanc, sonore.

Production : MOSFILM, U.R.S.S., 1961

Durée : 102 minutes.

Version originale : russe

Résumé :

C'est l'histoire d'une amitié et d'un amour naissant entre deux élèves adolescents, approximativement en classe de Terminales (desjatiklassniki), Xénia et  Boris. Les deux jeunes se heurtent à l'incompréhension de leurs camarades de classe tout comme à l'hostilité des adultes, et tout particulièrement des professeurs. L'intervention grossière et hypocrite de l'entourage qui ne voit là qu'obscénité et même dépravation, va ainsi perturber leur relation pleine de pureté, les traumatiser gravement et détruire un sentiment qui aurait pu devenir un véritable amour. 

Youli Raizman signe là un film important par son engagement social en attaquant vigoureusement les préjugés rétrogrades en matière de mœurs à propos de cette amourette entre deux lycéens. Le cinéaste dénonce  le moralisme des pédagogues et des parents, ce qui a suscité une   forte polémique dans la presse soviétique en 1962, notamment dans la revue ultra-convervatrice Oktiabr [Octobre] où le film est stigmatisé pour sa mièvrerie. Et si c'était l'amour s'insère dans une série d'œuvres cinématographiques qui ont appelé à la réforme d'un système pédagogique réactionnaire, en écho à la réforme de l'éducation de 1958 initiée par Khrouchtchev (sur ce thème, on se référera aux travaux de Laurent Coumel).

Youli Raizman (1903-1994) fait pourtant partie de la génération des vétérans du Dégel, c'est-à-dire des réalisateurs de la période stalinienne (les jeunes cinéastes emblématiques du Dégel étant, eux, nés au début des années 1930). Ancien assistant-réalisateur de Protazanov aux studios Mejrabpom-Russie, Raizman était devenu réalisateur à Mosfilm à partir de 1931. Il avait réalisé en 1942 un premier film assez "tendre" sur la guerre, Machenka, suivi d'un autre  extrêmement connu, Le Ciel de Moscou (1945) ; puis une trilogie ultra-conformiste sur la bataille de Berlin. Raizman accueille le Dégel et tourne en 1957 un film qui marque déjà une évolution "idéologique" : Le Communiste (dès 1957). Il s'agit d'une épopée sur la guerre civile : le héros n'est plus un chef surhumain, mais simplement un homme, qui croit sincèrement à la cause soviétique, veut se battre et souffrir pour elle, mais acquiert une dimension tragique par ses interrogations humaines. Vassili aime une femme mariée, rejetée par son mari, et est torturé par ce questionnement :  peut-on être communiste et aimer tout à la fois ?

Le thème de Et si c'était l'amour s'insère dans un nouveau courant, lié au Dégel, de "retour à l'individu", à l'humanisme, à la sphère privée, plus importante que le collectif.  Il est intéressant de noter que si le film reste traditionnel sur le plan de la forme et n'adopte pas les nouveaux procédés  filmiques empruntés par les cinéastes du Dégel à la Nouvelle Vague, il n'est donc pas en reste en ce qui concerne le renouvellement du contenu.

Par ailleurs, la jeunesse occupe une place centrale dans le sytème symbolique du Dégel. C'est à ce moment qu'elle émerge en tant que génération autonome. Dans toute la vie publique, l'attention est  focalisée sur cette classe d'âge. Or, l'éducation de cette jeunesse revêt une importance extrême aux yeux du pouvoir ; la question de la transmission des valeurs d'une génération à l'autre est un point essentiel  de la vulgate soviétique. Beaucoup de ces jeunes n'ont plus de pères, morts à la guerre – et donc plus de modèle. Les anciens canaux de communication intergénérationnelle ne fonctionnent plus. En pleine déstalinisaton, pèse par ailleurs sur les aînés le poids de l'héritage stalinien.  L'éducation constitue donc un énorme enjeu car c'est sur les épaules de la jeunesse que repose la construction du  communisme qui doit s'effectuer sous le contrôle du parti, dans le respect des aînés et de la grande famille soviétique. Tout cela suscite un fort clivage générationnel qui sera palpable durant tout le Dégel. Les questions d'éducation, les problèmes liés à la famille, loin de reposer uniquement sur la cellule familiale comme en Occident, sont traités en direct par le parti  qui joue sur ces questions un rôle d'arbitre décisif. Ce contrôle passe aussi par le biais du Komsomol (VLKSM), qui exerce un contrôle idéologique sur le comportement des jeunes. Et aussi bien entendu par le biais de l'établissement scolaire. D'où le rôle et l'influence démesurés des enseignants dans le système éducatif soviétique, tels qu'ils apparaissent dans Et si c'était l'amour.

Une autre dimension intéressante du film est l'aspect architectural. L'action se déroule dans le nouveau quartier de Kouzminki à la périphérie de Moscou, en pleine construction au début des années 1960. Ces quartiers modernes, faits de bâtiments en préfabriqué, forment la trame de nombreux films du Dégel. La ville de Moscou est un immense chantier, il y a des grues partout. Le thème de la jeunesse est, de plus, en harmonie avec ces villes nouvelles qui préparent l'avenir. Evoquons notamment le film de Guerbert Rappaport, Tcheriomouchki, réalisé à peu près au même moment (1962), et qui met en scène un autre quartier en construction. On notera que de très nombreux films de l'époque khrouchtchévienne, comme brejnévienne d'ailleurs, s'ouvrent sur des barres d'immeubles neufs. S'agirait-il d'une  forme de propagande imposée par le Goskino ?

Notons enfin que  le film est resté largement inconnu à l'étranger.

[Présentation du film par Martine Godet  dans le cadre du cycle "Moscou -Saint Pétersbourg", Forum des Images, octobre 2010]

 

Orientations bibliographiques : Laurent COUMEL, "L'appareil du parti et la réforme scolaire de 1958. Un cas d'opposition à Hruščev", Cahiers du Monde russe, 47/1-2, 2006, p. 173-194 ; Thomas E. EWING , Separate Schools. Gender, Policy and Practice in Postwar Soviet Education, DeKalb, Northern Illinois UP, 2011, 300 p.

Notice créée le 23 Avril 2007. Dernière modification le 21 Novembre 2011.

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