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Destin d’un homme (Le)
(СУДЬБA ЧЕЛОВЕКA)

Film de fiction, U.R.S.S., 1959, de Sergueï Bondartchouk, en noir et blanc, sonore.

Production : MOSFILM, U.R.S.S., 1959

Durée : 103 minutes.

Version originale : russe

Sous-titres : français

Résumé :

C'est le premier printemps après la fin de la guerre. Un homme s’avance dans la campagne, accablé sous le poids d’un destin trop lourd à porter. Andreï Sokolov, le héros du film, interprété par Sergueï Bondartchouk, raconte sa vie à un homme croisé sur sa route. Andreï est originaire de Voronej. Dans sa jeunesse, alors que lui-même travaillait pour un koulak dans le Kouban, tous les siens sont morts de la famine en 1922. Puis il a rencontré celle qui est devenue sa femme et ils ont connu dix-sept années de bonheur, créant une famille et donnant naissance à trois enfants. Survient la guerre : Andreï est mobilisé, multiplie les actes héroïques, finit par être fait prisonnier par les Allemands. Il transite de camp en camp dans les différents territoires occupés par l'ennemi (Pologne, Biélorussie, etc.), travaillant comme un esclave en tant que prisonnier de guerre, tente de s'évader à plusieurs reprises,  échappe à la mort de nombreuses fois. Sa dernière évasion réussit et il rejoint l'Armée rouge. Profitant d'une permission, il rentre alors à Voronej et découvre qu'une bombe a détruit leur maison, tuant sa femme et ses deux plus jeunes enfants. Son fils aîné sera tué le dernier jour de la guerre. Ecrasé par la vie, Andreï rencontre alors sur son chemin un jeune orphelin. Il va lui dire qu'il est son père et l'emmène avec lui.

Le Destin d'un homme est un des films les plus marquants du Dégel : le point commun à beaucoup d'œuvres  de la nouvelle vague russe est que, s’il s’agit toujours de films « de guerre », thème omniprésent dans la littérature et le cinéma russes depuis 1945, leurs réalisateurs le traitent à partir de points de vue jusque-là impossibles à aborder. Dans Quand passent les cigognes (1957), Mikhaïl Kalatozov montre les malheurs liés à la guerre, mais il dévoile aussi trahison, bassesse, culpabilité et rachat. Dans L'Enfance d'Ivan (1962), Tarkovski utilise le regard d’un enfant en prenant à rebrousse-poil le mythe de l’enfant-soldat héroïque, pour oser une analyse sans concessions de la guerre et mettre en scène des personnages aux dimensions humaines aux prises avec de vrais conflits. Dans Le Destin d'un homme, l'individu est au centre du film avec un héros représenté dès la première scène comme écrasé par la souffrance.

Sur le plan de la forme, Bondartchouk s'inscrit aussi nettement dans le nouveau courant du Dégel, en particulier par le rôle primordial conféré à l'opérateur : noir et blanc fortement tranché jusqu'à une image parfois expressionniste, déformation de l'image (les yeux d'Andreï semblent par instant démesurés suite à l'horreur qu'il a vécue), distorsion verticale de l'image dans la scène dans l'église désaffectée, caméra subjective, tournoiements de la caméra, multiplication des gros plans, visions oniriques, introduction d'éléments liés à la nature (ciel, nuages) ..., toutes ces approches novatrices étant destinées à mettre en évidence les affects du héros principal. C'est par les yeux d'Andreï que le spectateur voit toute la guerre.

Le Destin d'un homme, dans la lignée de Cholokhov (dont la nouvelle éponyme est adaptée ici), traite du thème de la guerre selon le discours officiel du pouvoir. Rappelons que Bondartchouk a étudié le théâtre à Rostov-sur-le-Don avant d'être accepté dans l'atelier de Sergueï Guerassimov, dans le sillage duquel il fera toute sa carrière et auquel il doit son premier grand rôle dans La Jeune garde (1948). Puis il se lance dans la réalisation avec Le Destin d'un homme, qui est donc son premier film. Il poursuivra dans l'adaptation de grandes fresques littéraires avec Guerre et paix, d'après Tolstoï (1965-1967), ou encore Ils ont combattu pour la patrie (1975) d'après Cholokhov. Bondartchouk est entré au Parti communiste en 1970. Il est un  cinéaste officiel, un conservateur sur le plan politique qui est toujours resté dans la  droite ligne de l'idéologie du Parti. Notons aussi que son héros est typiquement russe par sa valeur virile  : Andreï étrangle  de ses mains un traître au parti dans la scène de l'église, boit  à jeun trois grands verres de vodka pour résister à l'humiliation que veut lui infliger un officier allemand, soutient d'autres prisonniers de guerre plus faibles que lui...

Néanmoins, Bondartchouk aborde plusieurs thèmes qui sont "borderline" par rapport à l'idéologie officielle. D'abord il décrit l’héroïsme d’un prisonnier soviétique dans un camp allemand, ce qui évoque immanquablement aux yeux des Soviétiques le sort des nombreux prisonniers russes accusés de trahison et envoyés dans des camps à leur retour en URSS à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ensuite, ce héros assiste à  l'extermination des Juifs dans un camp allemand où des trains amènent des Juifs de tous les coins de l'Europe. Or, en Union soviétique, il était interdit d'évoquer le traitement particulier appliqué envers les Juifs par les Nazis durant la guerre. Enfin, Gabrielle Chomentowski a mis en évidence, dans son mémoire de DEA soutenu en 2004 [voir ref. bibl. ci-dessous], que Bondartchouk greffe dans son film différentes allusions à des personnages juifs qui n'existent pas explicitement dans le texte de Cholokhov. Elle décrypte ainsi deux scènes (sans compter celle des camps d'exterminations nazis) : dans la première, où un médecin remet l'épaule luxée du héros (scène existant dans le scénario mais sans que Cholokhov ait parlé d'un médecin "juif"), le rôle est interprété par un acteur dont une séquence en gros plan montre explicitement la judéité ; dans la seconde, qui  n'existe pas dans le scénario d'après Cholokhov et est donc greffée par le réalisateur, ce même médecin est exécuté en tant que juif. Selon Evgueni Margolit, cité par G. Chomentowski qui l'a interviewé, "Bondartchouk a fait de ce médecin un juif. Il a rendu aux Juifs leur place de victime principale de la Seconde Guerre mondiale". G. Chomentowski met en évidence, à la suite d'Evgueni Margolit, que "Bondartchouk est l'un des seuls réalisateurs qui a[it] pu réaliser de telles images et cela grâce à son statut  dans l'industrie du cinéma et grâce à ses relations au sein du Parti (lui-même n'en étant pas encore membre)". 

On pourrait ajouter,  comme dernier thème virutellement censurable, que le héros est présenté comme visiblement marginal, une fois rentré dans sa patrie après la libération.  Il erre seul, sans but, coupé de la société, hanté par ses souvenirs.

 

Orientations bibliographiques :

Josephine WOLL, Real Images: Soviet Cinema and the Thaw, Londres, I. B. Tauris, 2000 ; Alexander PROKHOROV, "The Unknown New Wave: Soviet Cinema of the 1960s", in Alexander Prokhorov, ed., Springtime for Soviet Cinema. Re/Viewing the 1960s, Russian Film Symposium, Pittsburgh, 2001, p. 7-28 ; Evgenii MARGOLIT, "Landscape, with Hero", in Alexander Prokhorov, ed., Springtime for Soviet Cinema. Re/Viewing the 1960s, Russian Film Symposium, Pittsburgh, 2001, p. 29-50 ; Bernard EISENSCHITZ (dir.), Gels et Dégels. Une autre histoire du cinéma soviétique, Paris, Centre Pompidou-Mazzotta, 2002 ; Gabrielle CHOMENTOWSKI, "Les Juifs dans le cinéma soviétique de Khrouchtchev à Brejnev", Mémoire de DEA, Institut d'Etudes politiques de Paris, 2004, 137 p. [voir ch. II, 1e partie : "La Grande Guerre patriotique : hommage furtif aux victimes juives. Le Destin d'un homme de Sergueï Bondartchouk (1959)", p. 34-42 ; et, en annexe, deux interviews : 1) Naum Kleiman (p. 96-104), Evgueni Margolit (p. 105-108)] ;  Gabrielle CHOMENTOWSKI, "Le Destin d’un homme (1959), Un film de Sergueï Bondartchouk, Un cas d’étude concernant le traitement du thème juif dans le cinéma soviétique d’après guerre", in Dominique Colas (dir.), Les Cahiers Anatole Leroy-Beaulieu, n° 8, consacré aux "Juifs d’URSS et de Russie", Paris : la FNSP, Avril 2005 ; Denise J. Youngblood, Russian War Films. On the Cinema Front, 1914-2005, Lawrence (KS), University of Kansas Press, 319 p., 2007 (ch. 5 : "The Thaw, 1956-1966", p. 107-141) ; Denise J. YOUNGBLOOD, Russian War Films. On the Cinema Front, 1914-2005, Lawrence (KS), University of Kansas Press, 2007, 319 p. ; Martine GODET, La pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka, Paris, CNRS Editions, 2010, 308 p. ; Natacha LAURENT, Valérie POZNER (dir.), Kinojudaica : Les représentations des Juifs dans le cinéma de Russie et d'Union Soviétique, des années 1910 aux années 1980, Paris, Nouveau Monde Editions / La Cinémathèque de Toulouse, 2011, 585 p. ;

Notice créée le 23 Avril 2007. Dernière modification le 13 Juin 2012.

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