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Shoah par balles — L'histoire oubliée

Film documentaire, France, 2008, de Romain Icard, en couleur, sonore.

Réalisation : Romain Icard Scénario : (avec la collaboration de Sophie Charnavel) Romain Icard Musique : Teddy Lasri, (chanson yiddish) Talila Image : Jean-Yves Cauchard Montage : Sylvain Oizan-Chapon

Production : mano a mano, France, 2008

Durée : 85 minutes.

Version originale : français

Résumé :

Le nombre de Juifs exterminés en Ukraine par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale est estimé à 1,5 M. La plupart l'ont été dans le cadre de "la Shoah par balles", soit un pan entier de l'Holocauste longtemps tombé dans l'oubli.

Ce documentaire a été réalisé sur la base des travaux et recherches du Père Patrick Desbois, dont le grand-père, Claudius Desbois, emprisonné par les nazis dans le camp de prisonniers n° 325, en Ukraine, à Rawa Ruska, comme 25 000 autres Français, a laissé son témoignage à son petit-fils. Claudius Desbois a côtoyé les Juifs du ghetto, que l'on faisait travailler aux côtés des prisonniers français, dans différents "commandos" auxquels ils étaient affectés, et il a fréquemment assisté à des exécutions sommaires de Juifs. Ayant reçu le témoignage de son aïeul, Patrick Desbois a enquêté, pendant cinq ans [2002-2007 environ], sur le massacre des Juifs à l'Est de l'Europe. Sa vocation de prêtre est liée à cette quête. Il n'est pas historien de profession.

L'équipe du Père Desbois procède avec la méthode suivante : pour susciter les témoignages, le prêtre catholique demande à des prêtres ukrainiens de faire un appel à témoins en pleine messe. L'objectif est d'atteindre des personnes qui étaient des enfants en 1941-1942, les générations plus âgées ayant disparu. Dans chaque village, à la sortie de la messe, devant les églises, un rendez-vous est pris avec les personnes qui se présentent spontanément comme témoins (âgées d'environ 75 ans) pour aller ensuite enregistrer leurs témoignages. Les témoins sont emmenés  sur le site où (selon leurs dires) se sont déroulés les massacres de Juifs ; ils livrent leur témoignage et indiquent l'emplacement précis des fosses.

Si des images et des films d'archives corroborent les propos des témoins tout au long du film, ce dernier ne comporte aucune interview d'historiens. 

Témoignages :

- Olga Havrylivna, âgée de 12 ans en 1942 : "Tout le monde savait qu'on tuait les Juifs, ici, à Okupisko. [...] Nous les enfants, nous avons tout vu".

- Adolf Vislovski, 12 ans en 1941, montre l'un des sites d'extermination les plus importants, celui de la forêt de Liznitchi, près de Lviv (90 000 morts).

Pour établir la preuve de la véracité des témoignages, l'unique solution consiste à creuser à l'emplacement des fosses évoquées, puisque leur existence n'est pas encore avérée officiellement. Une requête est déposée par Patrick Desbois auprès du grand rabbin d'Ukraine Bleich. La Loi rabbinique, auxquelles s'ajoutent dans un deuxième temps les exigences archéologiques, stipule l'interdiction de déplacer des ossements, a fortiori pour les morts de la Shoah, considérés comme des saints. L'autorisation est néanmoins accordée ; mais, du fait de ces règles religieuses, les recherches doivent s'interrompre dès le dégagement de la première strate d'os. On commence par la ville de Bousk : à proximité de l'ancien cimetière juif, 17 fosses sont découvertes, comportant 1 700 squelettes.  Des centaines de douilles allemandes sont également retrouvées. Vu l'obligation de laisser les corps en l'état, il est décidé, pour leur offrir une sépulture, de couler une dalle en béton par dessus. Les autorités juives sont invitées à y célébrer la mémoire des victimes.

Patrick Desbois collabore régulièrement avec le Centre de recherche du Mémorial de l'Holocauste de Washington pour confronter les témoignages récoltés aux archives qui y sont réunies. L'importance des archives soviétiques, jusqu'ici largement négligées, est mise en évidence (Paul Shapiro, directeur du Mémorial). Interview de P. Shapiro :"La machinerie de la mort, des camps de la mort et de la déportation, c'est évidemment ce que nous connaissons le mieux. Et c'est important de le connaître. C'est également important de comprendre qu'un million et demi de victimes juives innocentes ont été tuées dans l'ex-URSS, en Ukraine pour la très grande majorité. Ces recherches ne changeront pas les faits. Les faits, c'est qu'un million et demi de personnes ont été assassinées. Ce que cela va changer, c'est notre compréhension de ce que cela signifie vraiment : qui a fait quoi, et à qui ?  comment ils l'ont fait, sur le terrain, dans les villages, dans les villes ? quelles étaient leurs motivations, quelles en ont été les conséquences – les conséquences locales –, quel a été l'impact sur les personnes qui ont survécu ?".

Lors de l'une de ses terrains suivants, Patrick Desbois explore le Nord-Ouest de l'Ukraine, zone traditionnellement très pauvre, où vivaient avant-guerre 150 000 Juifs. Cette zone, appelée  "Yiddishland", était l'un des berceaux de la culture juive. Presque la moitié de la population y était juive. Artisans, commerçants, riches ou pauvres, les Juifs faisaient partie intégrante du paysage local. De toute cette culture, il ne reste rien aujourd'hui. La recherche de témoins y est très difficile. Pourtant, ici comme partout en Ukraine, les charniers sont à proximité des villes et des villages.

De fait, dès l'été 1941, les Allemands organisent la ségrégation des Juifs ; parqués dans les ghettos, ceux-ci sont coupés du reste de la population. Par ailleurs, l'Europe de l'Est vit dans l'antisémitisme, encouragé aussi bien dans l'Ancien Régime russe que sous Staline. Jouant sur cet antisémitisme de la population, les Allemands contraignent les Juifs à déterrer les corps des victimes des purges soviétiques toute récentes, pour faire peser sur eux l'accusation de ces tueries. Persuadés, suite à cette manipulation, que les Juifs sont à l'origine du meurtre de leurs proches, les populations locales se déchaînent contre eux (pogroms de Lviv en 1942). Puis, les Allemands vont chercher un système plus "efficace" et c'est le début des arrestations de Juifs.

Témoignages :

- Yossip Revonuk, 15 ans en 1942 [cf. premières exécutions sommaires à Kovel, notamment d'enfants ; trains remplis de Juifs partant prétendûment en Allemagne pour les travaux forcés, et s'arrêtant de fait tout près, à côté de carrières de sable où les Juifs étaient exécutés].

- Temofis Ryzvanuk, 14 ans en 1942, a vu les Allemands faire creuser des fosses par les Juifs (à Loutsk, en Volhynie), puis il a vu qu'on les faisait se déshabiller, qu'on les tuait à l'arme automatique pour les faire basculer dans la fosse, puis qu'on les rangeait bien serrés au fond de la fosse, tête contre tête, pour gagner de la place. Ce témoin évoque la parfaite organisation qui présidait au massacre, de telle sorte qu'un wagon entier était exécuté en quelques minutes.

- C'est un autre témoin, Igor Chemko, 15 ans en 1942  qui montre l'emplacement exact de ces carrières de sable (près de Loutsk). Des ossements sont visibles partout dans l'herbe, suite aux fouillements par des maraudeurs pour retrouver bijoux et dents en or. Des douilles allemandes sont trouvées.

Evocation par Patrick Desbois du fait que des travailleurs ukrainiens, forcés, ou non, étaient utilisés par les commandos SS notamment pour creuser les fosses et tasser les corps, et ce malgré les consignes officielles du Reich ordonnant de garder le secret : témoignage de Stepan Unchik, 18 ans en 1942, réquisitionné par les Allemands et témoin du massacre. P. Desbois rappelle que de nombreux policiers ukrainiens ont participé aux assassinats. Une interrogation demeure sur le nombre des victimes juives : les nazis auraient parfois rouvert des fosses pour y rajouter des corps, sans que ceux-ci soient comptabilisés, puisque les rapports avaient déjà été envoyés à l'administration compétente.

Témoignages :

- Nadia Stepanova, 13 ans en 1942 : les actes de résistance de la part des Ukrainiens, individuels ou collectifs, étaient punis par l'incendie de tout le village. 

- Leonid Kvil, 7 ans en 1942, témoin oculaire des massacres, montre l'emplacement de fosses, décrit comment se pratiquaient les exécutions (cela correspond aux descriptions précédentes) ; et ajoute : "[Ensuite,] on a recouvert la fosse, et elle a bougé pendant six mois ; le sang s'écoulait à flots". 

- Nikolaï Kristitch, 8 ans en 1942, témoin oculaire des mêmes massacres.

Heinrich Himmler, chef des troupes SS et maître d'œuvre des massacres, se rend en août 1941 à Minsk  et assiste à une exécution de masse. Décidant alors que "la mort par balle n'est certainement pas la plus humaine qui soit", il envisage dès cette date un mode d'exécution plus impersonnel : ce serait la préfiguration du gaz zyklon B qui sera utilisé plus tard pour exterminer les Juifs. Néanmoins l'exécution par balle continue en Ukraine, ce qui est attesté par 5 clichés pris par un gendarme allemand le 13 octobre 1942, fixant les 5 étapges de la mise à mort des 1700 Juifs du ghetto de Minsk.

En cinq ans de recherche, l'équipe de P. Desbois a localisé 700 sites d'extermination. Il est rappelé encore une fois qu'il faut impérativement disposer de témoins oculaires d'un massacre pour obtenir l'autorisation de creuser les fosses. Parfois les nazis enterraient les victimes dans un cimetière juif pour dissimuler les tueries. Le film met en évidence qu'en Ukraine, "des ossements affleurent partout, et ce "dans une indifférence quasi générale".

Un point fondamental est qu’aucun des témoins découverts par Patrick Desbois n'avait témoigné auparavant. Comment expliquer qu'ils n'aient pas parlé plus tôt constitue l'une des questions que se pose le spectateur de ce documentaire. Le film la formule, mais de manière assez “molle”. La réponse qu’apporte P. Desbois est que personne ne les a interrogés plus tôt. Son interpretation, pas totalement convaincante, est qu'il s'agit de gens simples, de villageois, que personne n'aurait songé à interroger.  On se demande aussi  pourquoi les spécialistes de la Shoah n'ont pas investigué plus tôt dans cette région. La réponse arrive plus tard dans le film. La plupart des survivants et des descendants de la communauté juive ukrainienne vivent à New York. Le Père Desbois vient régulièrement exposer l'avancement de ses travaux  aux autorités rabbiniques dans l'objectif d'obtenir leur validation. Ainsi le rabbin Israël Singer (Brooklyn) soutient cette entreprise, qui tend à combler "un vide historique majeur". Selon Israël Singer, des Juifs auraient déjà essayé de retrouver ces fosses, mais n'auraient pas obtenu un résultat aussi probant. La première explication du succès de l'équipe de Patrick Desbois serait à ses yeux que la population ukrainienne aurait plus facilement accordé sa confiance à un prêtre catholique qu'à un Juif du Bronx ; la deuxième est que cela n'a jamais été fait simplement parce que ceux qui auraient pu le faire sont morts.

L'équipe de P.  Desbois collabore donc avec des organisations juives qui le mettent en lien avec les survivants. Elle est parfois mal accueillie au début par certains juifs émigrés d'URSS en tant que porteuse de mauvaises nouvelles : "Avant, on était resté dans le crime, et vou, vous nous apprenez qu'ils sont morts" –, mais ensuite, les témoignages de survivants vivant aux Etats-Unis affluent, tel celui de Léon Wells, jeune juif ukrainien qui fut embrigadé de force par les "brigades de la mort" SS, dans le cadre du  de "l'opération 1005" , commando chargé d'effacer toute trace des crimes de guerre. L'opération consistait à ressortir les corps des fosses (où ils avaient séjourné de un à deux ans), à  les empiler en alternant une couche de bois, une couche de corps, et ainsi de suite, puis à mettre le feu au bûcher. Enfin, il fallait récupérer les dents en or dans les cendres. [Léon Wells témoignera au procès d'Adolf Eichmann dans les années 1960]. Ceci correspond à l'année 1943, où suite à la retraite des Allemands après Stalingrad, Himmler exige que les Einsatzgruppen effacent les traces des massacres. Exemple de la forêt de Lysinitchy, l'un des principaux sites de cette opération. Les mêmes témoins auront ainsi vu le massacre des Juifs, puis l'effacement des traces de ce massacre. Mais les Allemands n'auront pas le temps de faire cela dans toute l'Ukraine.

   

 

Orientations bibliographiques : Christopher R. BROWNING, Des hommes ordinaires, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Histoire », 1994 ; M. PARFENOV (dir.), Le livre noir, textes et témoignages réunis par I. Ehrenbourg et V. Grossman, Arles  : Actes Sud, 1995 ; Daniel Jonah GOLDHAGEN, Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l'Holocauste, Paris, Seuil, 1997 (rééd., Points, 1998) ; Christian INGRAO, "La Shoah", Annales HSS, 58, 2, mars-avril 2003, p. 417-438 ; Christopher R. BROWNING, Les origines de la solution finale, Paris, Les Belles Lettres, 2007 ; Raul HILBERG, La Destruction des Juifs d'Europe, Paris, Gallimard, coll. « Folio » Histoire, 2006, 3 vol. ; Michaël PRAZAN, Einsatzgruppen : sur les traces des commandos de la mort nazis, Paris, Seuil, 2010, 570 p. ; Iouri SHAPOVAL, "Baby Yar : la mémoire de l'extermination des Juifs en Ukraine", in David El Kenz, François-Xavier Nérard éds, éds, Commémorer les victimes en Europe, P, Champ Vallon, coll. "Epoques", 2011, p. 289-303 ;

Notice créée le 10 Septembre 2012. Dernière modification le 21 Septembre 2012.

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