iconothèque Retour au site de l'EHESS Site du CNRS Site du CERCEC

Zazous (Les)
(СТИЛЯГИ)

Film de fiction, Russie, 2008, de Valeri Todorovski, en noir et blanc, sonore.

Réalisation : Valeri Todorovski Scénario : (d'après une idée de Valeri Todorovski) Youri Korotkov Interprètes : Oksana Akinchina, Konstantin Balakirev, Evguenia Brik, Anton Chaguine, Sergueï Garmach, Maxime Matveev, Ivan Nikolaev, Irina Rozanova, Ekaterina Vilkova, Evguenia Vodzinskaia, Igor Voïnarovski, Oleg Yankovski Musique : (texte des chansons : Olga Tsipeniuk) Konstantin Melidze Image : Roman Vasianov Montage : Alexeï Bobrov Décors : Vladimir Goudiline

Production : Rekun Cinema, Russie, 2008

Durée : 136 minutes.

Version originale : russe

Résumé :
 

L'action est datée très précisément entre 1955 et 1956, c'est-à-dire dans les prémices du Dégel. A Moscou, des groupes de jeunes, refusant l'uniformisation imposée à la jeunesse, notamment par le mouvement du Komsomol, aspirent à trouver un mode de vie alternatif pour se distinguer de la culture officielle. Leur différence, ils la manifestent par une attirance pour l'Ouest et la culture américaine : swing, jazz, qui vont de pair avec une grande autonomie de la jeunesse et la liberté sexuelle. Pour figurer cette Amérique fantasmée, ils imaginent une provocation de type vestimentaire et se déguisent en "zazous" (stiljagi) par le biais d'un accoutrement bigarré, chamarré  et furieusement excentrique ; ils se réunissent dans des clubs clandestins du "Broadway" moscovite (rue Tverskaïa [Gorki à l'époque soviétique]), où se produisent des orchestres de jazz illicites, et apprennent à jouer du saxophone. Or, dans l'URSS des années 1950, le jazz est un ennemi, et le délit d'"agenouillement devant l'Occident" poursuivi par la loi, puisque la jeunesse, censée construire le communisme sous la houlette des pères, est placée sous la haute surveillance du parti dans la grande famille soviétique.

Le courant des zazous a bien existé historiquement (1) et Valeri Todorovski le met en scène dans cette comédie musicale de la fin des années 2000 à la chorégraphie éblouissante (deux ans ont été nécessaires pour élaborer pour la musique du film, auxquels il faut ajouter six mois de tournage). L'intrigue est simple : "Mels", le héros principal (Anton Chaguine), komsomol bien rangé, tombe amoureux de Polza (ou Polly), jeune zazoue incontrôlable qui mène toute la bande (Oksana Akinchina). Pour attirer son attention, il va, non sans peine, entrer à son tour dans le courant des stiljagi en endossant leur look, devenant musicien de jazz et écumant les soirées underground. Son surnom deviendra "Mel" (sans  le "s" final), après son adoption par le groupe.

L'appartenance sociologique des zazous est très diversifiée : Polza a été élevée par une mère veuve, haineuse, exaspérée par son laxisme sexuel et ses fantaisies vestimentaires, et elle a fui la maison. Mel, d'origine prolétaire, vit au sein d'un appartement communautaire, dans la même pièce que son père, homme d'une grande tolérance (Sergueï Garmach, exceptionnel), et que son frère. Les excentricités de Bob terrorisent ses parents, simples citoyens soviétiques qui vivent encore dans l'angoisse d'une descente du NKVD. Enfin, Fred fait partie du milieu de la diplomatie et habite avec ses parents dans un gratte-ciel stalinien, en bénéficiant d'une large compréhension de la part de son père (Oleg Yankovski), tant qu'il n'y a pas de scandale.

Face aux stiljagi, Todorovski place, en contrepoint dans l'intrigue, une autre bande, celle des jeunes komsomols. Leurs bataillons, armés de ciseaux, sillonnent de nuit rues et parcs de Moscou pour traquer les zazous, couper cravates insolites ou chevelures hirsutes et taillader les costumes des récalcitrants. Ils constituent  une véritable milice punitive, sous la férule de Katia (Evguenia Brik), par ailleurs amoureuse de Mel, auquel elle assène : "Tu es pire qu'un ennemi, tu es un traître". La scène du tribunal komsomol – avec un grand portrait de Lénine à l'arrière-plan –, au cours de laquelle  Mel, accusé d'avoir trahi Staline en enlevant un "S" à son surnom, s'exclut lui-même du mouvement et rend sa carte de membre, est digne des procès staliniens.

Au-delà de la prouesse technique ébouriffante dont fait preuve le film, l'instrumentalisation habile des données historiques des années 1950 (Komsomol,  kommunalka, etc.), et la représentation extrêmement élaborée du début du Dégel – avec des flonflons trop gais, un érotisme torride, des couleurs ripolinées (ciel de Moscou  rose bonbon !) et éclatantes pour les zazous, qui contrastent avec les déclinaisons de gris uniforme dans lesquels est plongé tout le reste de la société – mettent le spectateur mal à l'aise, car le trait semble forcé. Birgit Beumers a mis en évidence que le réalisateur "fondait" les valeurs du Dégel dans celles de la glasnost et de la perestroïka (voir infra). Pourquoi Todorovski s'intéresse-t-il aux années 1950 ? (2) Et que veut-il signifier avec ce film ? Fred, qui accepte sans hésiter, dans la seconde moitié de l'intrigue, d'enlever ses oripeaux de zazou pour être envoyé en stage à New York, début d'une carrière diplomatique prometteuse, revient un an plus tard en annonçant à Mel que  l'Amérique de ses rêves n'existe pas et que les zazous américains sont une pure invention. Entretemps, Polza et Mel se sont assagis. La conclusion s'impose : cette quête d'un Ailleurs, cette attirance pour l'Etranger, ce goût de l'Amérique étaient finalement un mythe et une illusion. S'agit-il d'un pas vers "l'idée russe" ?

 (1) Cf. les travaux de Larissa Zakharova, voir infra.

(2) Elena Kvassova-Dufort note que plusieurs réalisateurs de la période 2008-2009 "se tournent vers des histoires qui se passent dans les années 50, à la fin de l'époque stalinienne et au début du Dégel" voir infra.

Orientations bibliographiques : Larissa ZAKHAROVA, "La mode soviétique et les transferts des pratiques vestimentaires occidentales en URSS sous N.S. Khrouchtchev", Mémoire de DEA, EHESS, 2002 ; Svetlana BOYM, "Kitsch et nostalgies dans le cinéma post-soviétique", in K. Feigelson (dir.), Caméra politique. Cinéma et  stalinisme, P, Presses Sorbonne Nouvelle, 2005, p. 137-148 ; Elena KVASSOVA-DUFORT, "L'année de la crise. Un regard sur le cinéma russe 2008-2009", http://www.stilyagifilm.ru http://www.kinoglaz.fr/cinema_russe_annee_2008-2009.php ; Birgit BEUMERS, "The Self and the Other in Recent Russian Cinema", Kinokultura: Issue 30 (2010), http://www.kinokultura.com/2010/30-beumers.shtml; Larissa ZAKHAROVA, S'habiller à la soviétique. La mode et le Dégel en URSS, P, CNRS Editions, 2011, 406 p. ;

 

Notice créée le 18 Juin 2012. Dernière modification le 2 Juillet 2012.

© 1985-2008 EHESS, CERCEC, CNRS — Réalisation : CERCAccès réservé