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Guerman. De l'autre côté de la caméra
(ГЕРМАН. ПО ТУ СТОРОНУ КАМЕРЫ)

Film documentaire, Russie, 2009, de Alexandre Pozdniakov, en couleur/noir et blanc, sonore.

Production : LENFILM, Russie, 2009

Durée : 52 minutes.

Version originale : russe

Sous-titres : français

Résumé :

Documentaire sur le cinéaste Alexeï Guerman (né en 1938), réalisé par le studio Lenfilm (et dans les locaux dudit studio) à l'occasion du 70e anniversaire de l'un de ses réalisateurs phares. Ce film  de 52 mn (sous forme d'une interview) est découpé en séquences courtes et fluides – "Mon enfance", "Les lieux", "Mon père", "Le Nord", "Leningrad", etc. – correspondant aux différentes étapes de la biographie et de l'œuvre de Guerman. L'ensemble est  émaillé de réflexions sur la création cinématographique, sur le système et l'histoire soviétiques, sur la Russie d'aujourd'hui – et aussi d'anecdotes. Des  photos de famille, de très nombreuses photos de tournage (dont certaines peu connues) ainsi que des images d'actualités accompagnent le tout. S'y ajoutent de nombreuses séquences  sur Lenfilm.

Le cinéaste commence par rappeler qu'il s'est mis en scène lui-même, en tant qu'enfant, dans plusieurs de ses films (Mon ami Ivan Lapchine ; Khroustaliov, ma voiture) et évoque l'importance de son enfance : " Tous les bruits, les musiques, les souvenirs dans mes flms proviennent de mon enfance". Suit une séquence consacrée aux "lieux", c'est-à-dire au souvenir des lieux aimés autrefois et des objets qui leur sont attachés. Puis  une remémoration brève, et un peu surprenante, du père de Guerman (dont la profession d'écrivain n'est pas mentionnée), un père présenté comme un homme plein de générosité mais aussi de naïveté, contrairement à lui-même, Alexeï,  fils dur et "n'aimant pas trop l'humanité".  Pourquoi un tel attachement  à l'enfance ? : "Parce qu'ensuite – dit Guerman –, je me suis comme fermé à la vie, m'étant mis en position de défense et de combat". 

L'enfant  séjourne avec sa famille dans le "Nord" à la fin de la guerre, au bord de la mer (chalutiers qui pêchent la morue, bateaux de guerre soviétiques chargés du guet, tickets de rationnement) et fréquente une petite école de village. Il s'agirait de Poliarnoe, base de la Flotte du Nord, près de Mourmansk. Arrivée ensuite à Leningrad où la famille Guerman s'installe dans un appartement. Images d'archives de la ville en ruines et de la reconstruction. Vrais débuts à l'école où l'enfant entre en 6e (Ecole-pilote n° 210/ Institut Herzen). Il devient la tête de turc de la classe, se faisant battre comme plâtre, jusqu'au moment où la situation se retourne d'un seul coup : "Quel étrange retournement du sort : un instant auparavant, j'étais encore sous les sabots du cheval, et là, d'un coup, j'ai sauté en selle".

Description très sombre de l'après-guerre : beaucoup d'officiers démobilisés se replient à Komarovo (qu'on appelle de son nom finlandais Kelomiakki jusqu'en 1948), au bord de la mer Baltique, à 4h de train de Lenigrad ; ces vétérans sont réduits à la mendicité, se livrent à des bagarres, soûleries... Komarovo est par ailleurs un centre où se réunit l'intelligentsia leningradoise : on y rencontre  Chostakovitch, Schwarz, Kozintsev, Raïkine, Olga Bergholz... C'est à cette période que le jeune Guerman découvre la lecture et la liberté qu'elle procure. Suit une incise sur le thème de la liberté : "La liberté, c'est quelque chose à l'intérieur de soi. On peut être libre dans une société totalitaire ; on peut ne pas l'être dans une société absolument démocratique. De fait, une démocratie absolue n'existe pas. Mais, en principe, la liberté c'est mieux que l'absence de liberté. Est-ce mieux pour la Russie ? Je ne sais pas, parce que notre pays est si détraqué, si exténué, et il n'a jamais été libre – jamais – ! Ce n'est qu'en 1907 et un peu après qu'il s'est passé quelque chose. Toutes les élites dirigeantes se sont toujours appuyées sur le mensonge. Comment se passera[it] cette "greffe" de la liberté sur nous et qu'en adviendra[it]-t-il ? On ne sait pas. Peut-être sera[it]-ce tout simplement la liberté de s'étriper. C'est pourquoi, pour nous, [la liberté,] c'est dangereux. Nous sommes prêts pour la culture. Sommes-nous prêts pour la liberté ? Je ne sais pas. Ce que je ferais, si j'étais Président ?... Ce qui est sûr, c'est qu'il me faudrait 50 ans pour introduire ici la liberté intégrale à l'anglo-saxonne".

Vient alors une séquence sur "le choix" [de carrière].  Le jeune Guerman n'a pas l'intention de devenir réalisateur, il commence par être figurant au Grand Théâtre Dramatique où il joue plusieurs rôles ; c'est son père qui le poussera vers la réalisation. Son premier film, Le Septième compagnon, coréalisé avec Grigori Aronov en 1967, n'est pas évoqué (seulement en quelques séquences). On passe tout de suite à La Vérification [1971] : "A l'époque, c'était un tout autre cinéma, fait, dans la plupart des cas, par des gens engagés. Nous considérions que nous devions raconter à notre peuple une vérité que nous connaissions". Guerman évoque la question de l'Armée Vlassov et celle des prisonniers de guerre soviétiques qui ont "pris" dix ans de camp en rentrant en URSS à la fin de la guerre.

Puis vient Vingt jours sans guerre [1976], dont la sortie a été retardée pendant un an à cause d'une scène que l'on a forcé Guerman à supprimer.  Cette séquence (extrait) évoquait une fête dans une usine de guerre, au cours de laquelle il apparaissait clairement que l'on forçait des enfants à travailler. Le personnage de Lopatine (interprété par [le clown] Youri Nikouline) irrite également les autorités. Guerman ajoute : "Par la suite, [...] je me suis mis à penser que le cinéma, quand on construit le cadre, ne vaut rien et qu'il faut essayer de rentrer à l'intérieur. Et j'ai donc commencé à prendre toutes ces libertés, déjà un peu dans Vingt jours sans guerre. D'où ce long monologue de 310 mètres. [cf. très longue scène dans le train, au cours du retour à Tachkent, où un militaire décrit sa réaction en apprenant que sa femme l'a trompé avec un autre homme. Cette scène est reprochée à Guerman en tant qu' "avant-gardiste"]. "C'est pourquoi, dans Lapchine, j'ai déjà tourné avec plus de liberté. Dans Khroustaliov, j'ai changé le principe de construction du cadre : le héros semble être 'à l'intérieur'.[...] Tout simplement, le film est tourné comme à travers ses yeux. [...] Je dirais que le cinéma se subdivise en deux. Le cinéma narratif, celui ou on raconte une histoire, c'est du cinéma fait par des gens plus ou moins doués, le plus souvent par des gens sans talent. Pour ceux qui ont la flemme de lire, le cinéma est un autre art [deuxième catégorie], qui retient notamment par sa plastique, comme le font la peinture et la photographie. Moi, je me suis placé délibérément dans la première catégorie, où le récit joue pleinement son rôle. Mais je pense que le spectateur doit aussi ressentir le plaisir de la peinture, de l'image, de l'immersion dans un monde qu'il ne peut atteindre par le livre".

Mon ami Ivan Lapchine [date de réalisation :1981, selon Guerman ; 1984 : date officielle] : "J'ai essayé de dépoussiérer toute cette époque. En fait, j'avais l'impression d'être Dieu : je savais tout de leurs rêves, de leurs conversations, de leurs destins. Ca, c'est un tel, un tel, un tel. Celui-ci, fusillé, cet autre, fusillé ; et celui-là encore : fusillé. Ca, c'est mon père ; ce sont ses répliques. Ca, c'est un tel, un tel. Je connais tout de cette époque. Voici la phrase qui a provoqué la  fureur la plus vive au Département Culture du Comité central et au Goskino :[Lapchine] « C'est rien, nous allons nettoyer le terrain, le replanter le jardin, et nous aurons encore le temps de nous y promener ». Ils ont répliqué : « Le salaud, il sait bien qu'on n'a pas réussi le jardin du socialisme : il y a les alcoolos, les toxicos, les plans quinquennaux qui ne sont pas respectés ; le pays est dans la merde, et lui, il met tout ça, exprès, dans son film, pour nous faire encore plus de mal ». [En ce qui concerne l'acteur qui joue le rôle de Lapchine] :"Boltnev a été pris pour ce rôle parce qu'il faisait partie «des espèces en voie de disparition», c'est-à-dire de ceux qui n'ont pas survécu aux années noires. Si on regarde les photos des inspecteurs au musée de la police criminelle prises avant 1935, on voit un certain type de visages, alors qu'ensuite, on voit, pendant une longue période, des têtes de... gros porcs. Lesquels faisaient mieux leur boulot ? Ca, je n'en sais rien.[...] Maintenant, on me fait l'éloge de ce film. On emploie les mots  de « génie » et on me compare à Tolstoï, ce genre de choses. Je ne peux pas entendre cela. Cela me fait rire... [...]. De plus, je n'étais pas le chef de l'Ecole de Leningrad ! Peut-être me suis-je approché du réalisme un tout petit peu plus tôt et un peu plus que les autres... mon imagination était moins timorée que celle des autres ; parce que j'étais le fils d'un écrivain du Parti..; ; parce que je n'imaginais pas ce qu'on peut faire à l'homme ; j'ai commencé à le comprendre plus tard".

Khroustaliov, ma voiture : "C'est l'histoire de ma famille. Pour une bonne moitié, c'est mon père. Il n'était pas général, mais lauréat du prix Staline : à cette époque, c'était beaucoup. Il y a ma mère, il y a notre bonne, Nadia. Kheifits a beaucoup ri en lisant le scénario, il les reconnaissait tous... Il y a notre chauffeur, Kolia... Il y a moi, petit garçon, que je montre sans indulgence. [...] L'essentiel de toute cette histoire est que nous avons voulu parler d'un pays violé : le point culminant du film est une scène de viol, non pas que j'en sois le spécialiste et que je veuille montrer comment violer une personne. C'est un acte d'humiliation. Et je considère que la Russie a été humiliée par les bolcheviks, et avant par les tsars. Pour moi ce viol, c'est l'histoire de mon pays. C'est ça qu'on a voulu raconter".

[Devant des photos de tournage ddu dernier film de Guerman : Il est difficile d'être un dieu] : "Ce qui m'intéresse le plus dans le cinéma, c'est d'inventer ; le moins intéressant, c'est de réaliser. Qu'est-ce que la réalisation ? Tu dois fermer les yeux, te retirer à l'écart, et tout ce que tu as imaginé, cette image que tu vois dans ta tête, la transférer à l'écran. Et juste à ce moment-là [tout va de travers] : tel artiste n'est pas venu ; ce décor ne vaut rien ; l'opérateur ne peut pas se retourner dans cette position ; cet acteur est nul, on ne peut rien en tirer, il a tout oublié. Tout était ok à la répétition, mais au tournage, dès que le réalisateur  dit : « Action !», il s'arrête de pleurer, et ainsi de suite. Tout ça, c' est le moins intéressant dans le cinéma. Le plus intéressant, c'est d'imaginer et de tourner dans sa tête. Moi, je la vois, l'image : tu peux demander à tous mes assistants ; je vois l'image au millimètre près ! Quand j'arrive, je la connais". 

 

 
Orientations bibliographiques : Voir interview de Alexeï Guerman, ainsi qu'une analyse de ses films dans : Martine GODET, La pellicule et les ciseaux. La censure dans le cinéma soviétique du Dégel à la perestroïka, Paris, CNRS Editions, 2010, 308 p.

Notice créée le 28 Octobre 2010. Dernière modification le 1 Mars 2012.

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