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Russie 88
(РОСССИЯ-88)

Film de fiction, Russie, 2009, de Pavel Bardine, en couleur, sonore.

Production : Anna Mikhalkova, Giya Lordkipanidze, Aleksandr Rodnianski, Aleksandr Shein, Russie, 2009

Durée : 104 minutes.

Version originale : russe

Sous-titres : anglais

Résumé :

Ce film porte sur l’activité d'un groupuscule néonazi à Moscou dans les années 2000.  Le spectateur suit la vie et les agissements au quotidien d'une bande de jeunes skinheads intitulée « Rossia 88 » (le nombre 88 correspond en code  à « Heil Hitler », la lettre « h » étant la huitième de l’alphabet). Une frêle intrigue fictionnelle est greffée sur ce canevas essentiellement documentaire : le chef de bande découvre que sa sœur est amoureuse d’un jeune Caucasien. Cette romance, évoquée seulement dans le dernier tiers du film, se dénoue aux toutes dernières minutes dans un bain de sang.

Quel est le terreau sociologique de ces groupes ? Il s'agit essentiellement de  jeunes en rupture de société, de hooligans qui ont viré à l’extrême droite. Les skinheads se désintéressent de la doctrine au profit de l’action violente.  Leur message  consiste essentiellement en un rejet forcené de l’immigration – du Caucase et d’Asie centrale – dans l’objectif de défendre l’identité russe et la race blanche. « La Russie pour les Russes » est leur slogan, qu’ils martèlent indéfiniment, tout en faisant le salut hitlérien.

« Rossia 88 » a un chef, le charismatique Shtyk [Lame], emblème de force physique, de virilité, de racisme violent et d’engagement total. Outre des beuveries et des soirées rock (au cours desquelles sont interprétées notamment les chansons d’inspiration néonazie du groupe d’extrême droite "Kolovrat"), l'activité de ces jeunes consiste à pratiquer un entraînement physique intense, à organiser des descentes dans le métro et dans la ville en tabassant Noirs, « culs noirs » et SDF, et à perpétrer de véritables pogroms, allant jusqu’au meurtre, dans les quartiers de migrants, afin d’y semer la terreur. 

 Ces pogroms ne relèvent pas de l’imagination du cinéaste, mais figurent dans les rapports de police de Vladivostok, Saint-Pétersbourg et de nombreuses villes du pays, dont il s’est inspiré.  Plus encore, le film montre, bien au-delà de la complaisance reconnue des services de sécurité, de la milice et des forces spéciales du ministère de l’Intérieur (OMON) pour les skinheads, que ce sont ces dernières qui organisent, financent, et entraînent directement ces groupuscules.

Pavel Bardine, fils du célèbre réalisateur de films d’animation soviétique Garri Bardine, présente  Rossia 88 comme une œuvre destinée à combattre l’influence de ces bandes néonazies. Néanmoins, plusieurs éléments témoignent d’une certaine ambivalence du message. D'abord, on l’a dit, le statut du  film, à mi-chemin entre fiction et documentaire, n’est pas clair. Ensuite, et de manière plus difficile à appréhender, on a affaire à "un film à l'intérieur du film". En effet, le groupe "Rossia 88" se fait filmer par l'un de ses membres pour réaliser des videos de propagande néofasciste qu’il diffuse sur Internet. Ce qui est rappelé au spectateur par différents clins d’œil. Mais ce « floutage » suscite une impression de malaise. Par ailleurs, outre leurs actions de commando, les membres de Rossia 88 pratiquent des interviews et des micros-trottoirs destinées à une chaîne de télévision fictive, « Channel 88 », l’objectif étant de sensibiliser les Russes à leur cause, et de montrer au téléspectateur que la population russe la soutient. A-t-on affaire à de « vraies » interviews ? À nouveau, on flotte. 

Mais il y a un indice plus troublant de l'ambiguïté de l'œuvre. Car, d'un côté, le gang "Russie 88" est clairement antisémite (voir la scène du simulacre de pièce de théâtre mettant en scène un membre d'un prétendu "Gouvernement d’occupation sioniste"). Mais, d'un autre côté, "le film dans le film", tel que nous venons de l'évoquer, est tourné par un jeune opérateur juif, que les autres nomment non pas Edik, son vrai prénom, mais « Abraham ». Edik est un personnage étrange que l’on ne voit qu’en de rares occasions. Dans une scène où le jeune homme est seul dans sa chambre chez sa mère – sans que le spectateur ait été averti qu’il s’agit bien de l’opérateur du groupe Rossia 88 –, il prend des poses de chef hitlérien en écoutant des chants nazis. Le constat est sans ambiguïté : Edik partage les convictions fascistes du gang qu'il est chargé de filmer. Petre Petrov (voir ref. bibl. ci-dessous) voit donc dans son personnage une allusion à une complicité éventuelle des juifs dans la montée du fascisme. Plus encore, le physique  chétif et efféminé du jeune éphèbe est à l’extrême opposé de la forte carrure de Shtyk. Petrov voit dans cette opposition une forme d’allusion évidente à une homosexualité virtuelle du jeune homme, qui serait elle-même liée à un penchant pour l’intellectualisme et la créativité, soit l’un des poncifs les plus classiques produits par l’antisémitisme, lequel poncif  serait revivifié dans le film de Bardine. 

Orientations bibliographiques :

Voir la recension du film par Petre Petrov ( http://www.kinokultura.com/2009/26r-russia88.shtml )

S. REZNIK, The Nazification of Russia: Antisemitism in the Post-Soviet Era, Washington DC: Challenge Publications, 1996 ; S. D. SHENFIELD, Russian Fascism. Traditions, Tendencies, Movements, New-York - Londres, M. E. Sharpe, 2001 ;  Thomas PARLAND,  The Extreme Nationalist Threat in Russia. The Growing Influence of Western Rightist Ideas, Londres-New York, Routledge Curzon, 2004, 240 p. ; H.. DUQUENNE, "Les mouvements extrémistes en Russie", Le Courrier des Pays de l'Est, n° 1060, 2007, p. 70-86 ; Marlène LARUELLE, Le Nouveau nationalisme russe. Des clés pour comprendre, P : L'œuvre Editions, 2010, 373 p. (voir notamment le ch. 2, "Le nationalisme comme opposition : le camp extraparlementaire", p. 84-134, et plus spécifiquement un développement sur la sociologie des milieux skinheads en Russie, p. 102-118) ;

 

Notice créée le 29 Avril 2010. Dernière modification le 16 Février 2011.

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