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Dialogues avec Soljenitsyne — 1e et 2e parties : Le Nœud
(1ая и 2ая ч. : УЗЕЛ)

Film documentaire, Russie, 1998, de Alexandre Sokourov/Sokurov, en couleur/noir et blanc, sonore.

Production : Studio Nadejda, Russie, 1998

Durée : 90 minutes.

Version originale : russe

Sous-titres : anglais, français

Résumé :

Documentaire réalisé par le cinéaste Alexandre Sokourov sur Alexandre Soljénitsyne (1918-2008). Poème sur le monde intérieur de l'écrivain et sur sa philosophie.

Commentaire de Georges Nivat, spécialiste de Soljénitsyne : "Pas facile à interviewer, il résista à toute tentative de l'apprivoiser. Mais il a fait halte devant la caméra d'Alexandre Sokourov. Et le résultat, ce sont trois heures de présence dans le regard et la voix chaude et discrète de Sokourov qui pose des questions, suit l'œil, le doigt, la page de cet athlète de l'écriture, une écriture minuscule, élaborée en camp et en relégation, quand il fallait que le support fût microscopique, caché dans une doublure ou un flacon... La caméra de Sokourov est aussi obstinée que Kitovras [monstre du folklore russe]. Il est là, à côté, voix hors champ qui insiste doucement, silhouette entrevue, les mains dans le dos [...]. Comme avec tous ceux qu'il a observés, Sokourov s'installe dans leur vie, s'incruste dans la 'vie humble', celle de tous les jours ; puis survient le moment où son œil de mouche nous donne à voir dans un grossissement saisissant un pouce, usé, fatigué par l'existence, un œil mi-clos, presque mort, puis le même, immense, noyé de lumière" [...] [Extrait du livret d'accompagnement du DVD / Idéale Audience International / 2007].

L'ensemble est constitué de plusieurs parties. Les deux premières, intitulées Le Nœud [Uzel], se décomposent  en deux sections de 45 mn chacune et consistent en une longue inverview de Soljénitsyne par Sokourov, qui se déroule en 1998 dans le domaine situé près de Moscou où s'est installé le couple Soljénitsyne peu de temps après son retour en Russie en 1994. L'écrivain a presque 90 ans. Il devise avec Sokourov tout en se promenant dans les bois ; ils font des haltes régulières en s'asseyant sur un banc. C'est le début de l'automne, la nature somptueuse – ciel chargé de nuages, arbres photographiés d'en-bas avec toute leur hauteur – fait partie intégrante du film.

Extraits  des propos de Soljénitsyne :

1e p./ - "Que peut la littérature contre la poussée de la violence ouverte ? Ne l'oublions pas, la violence est dépendante, elle ne peut pas vivre isolée. Elle est nécessairement liée au mensonge. La violence ne peut se cacher que derrière le mensonge, et le mensonge ne peut vivre que par la violence. Quiconque a fait de la violence sa méthode, fera inéluctablement du mensonge son principe. La seule réponse de l'honnête homme doit être sa non-participation au mensonge. Les mensonges, la violence peuvent envahir le monde, mais pas à travers moi. Le mensonge peut résister à beaucoup de choses, mais pas à l'art. A peine le mensonge se dissipera-t-il que la violence découvrira son hideuse nudité". [...]

- "Je ne vis que du contact direct avec la nature". [...]

- "Nous sommes hautement responsables des qualités innées dont nous a doté la nature. La vision rationaliste, imputant toute la faute à la société, au milieu qui aurait 'dévoré', tournée en dérision par Dostoïevski, n'est pas une justification. Je l'ai vu : je suis passé par le front, le camp, la prison, le service d'oncologie à l'hôpital : partout les conditions étaient dures, cruelles, inouïes. Pourtant, les gens se comportaient de manières différentes : ils transcendaient les épreuves chacun à leur façon". [...]

- Réflexions sur l'âge : "Parmi les autres caractéristiques de la vieillesse, il y a cet état qui dépend de la façon de comprendre et d'attendre la mort. La peur de la mort obscurcit l'esprit. Quand on atteint cet état où la mort ne fait plus peur, où l'on s'en remet entièrement à la volonté divine,  la mort devient un passage naturel d'un état dans un autre, de la vie dans une autre vie. Nos paysans l'avaient compris et mouraient en paix. Alors, vient l'harmonie. Vous vivez ces dernières années dans l'harmonie, dans la confiance en Dieu. [...] Il n'y a rien à demander. Juste à vivre en fusion avec la nature". [...]

- "Toutes les religions sont contre la cruauté. Toutes. Mais sans réussir à la juguler. Les religions nous sont données pour servir de barrage, de frein, de retenue.  Autrefois,le repentir était un fait coutumier en Russie ; le sens du repentir était largement répandu. Aujourd'hui, il n'existe plus.[...] J'ai appelé au repentir, mais mon article n'a suscité que des rires. [...] Ce n'est pas de nos escrocs actuels que l'on peut attendre du repentir". [...]

- "La température la plus basse à laquelle j'ai travaillé, c'est — 35°C. On nous gardait à l'intérieur à  — 35°C, — 40°C. Je me souviens : ce jour-là, il y avait un degré de différence, et on nous a envoyés travailler. C'était abominable. Nous avons transporté des brancards avec un camarade. C'est pendant l'une de ces journées que j'ai eu l'idée d'écrire Ivan Dénissovitch. Raconter juste ça, sans plus. Une journée où rien de terrible ne se passe. Rien de sensationnel. Une journée ordinaire".

Fragments de films utilisés : La Voix solitaire de l'Homme ; Voix spirituelles ; Confession.

2e p./ Cette section se déroule dans le bureau de l'écrivain. Sokourov filme Soljénitsyne à sa table de travail, annotant un manuscrit. 

- Sur la littérature russe : "C'est en cela que la littérature russe est si différente de la littérature occidentale. Là-bas, l'intrigue occupe le premier plan : elle fait l'objet d'une attention soutenue. Dostoïevski faisait de même.C'est peut-être ce qui lui a ouvert les portes de l'Occident. Car chez nous, il est mort conspué, maudit, dans l'anonymat. Par la suite, nous l'avons découvert, à travers l'Ouest, et nous avons compris qui nous avions perdu. Mais, de son vivant, on le traînait plus bas que terre. On l'étouffait".

- Sokourov : "Il me semble qu'il existe chez lui deux sortes d'intrigues : la première, qui relate les faits et gestes des personnages, et la seconde l'intrigue morale, qui me semble beaucoup plus forte que l'action. [...]

- Soljénitsyne : "Oui, l'intrigue morale est primordiale pour lui. Mais son souci du lecteur de masse l'oblige à ne pas négliger l'action. [...] En écrivant, il pensait aux lecteurs, comment capter leur intérêt, les amener à lire. Je suis d'accord pour différencier l'intrigue morale de l'action. L'intrigue morale était certes importante à ses yeux, mais son mérite est de ne pas avoir négligé l'action pour autant. C'est un mérite car c'est rare dans la littérature russe". [...]

- Sokourov : "Dans la littérature russe, a-t-il un prédécesseur dans ce domaine de l'intrigue morale ? Qui l'aurait influencé ? ou tout a-t-il commencé avec lui ?"

- Soljénitsyne : "Dans une certaine mesure, Karamzine. Karamzine était très sensibles aux intrigues morales. Toute son Histoire de l'Etat russe est truffée d'appréciations morales. Ses œuvres de fiction aussi...  D'un côté, la littérature russe tire sa grandeur de n'avoir jamais perdu ses exigences éthiques, son sens de la norme éthique. C'est ce qui fait sa singularité dans la littérature mondiale. Dommage qu'on détruise, qu'on dévalue cela aujourd'hui. Tous réclament de l'esthétisme, lequel est dénué d'existence, n'apportant pas grand-chose. D'un autre côté, étrangement, la littérature russe, en partie sous l'influence de Gogol, dont le regard impitoyable discernait transperçait tous les vices, est passée à côté de l'aspect constructif de l'histoire russe. Qui a créé ce grand Etat ? Qui l'a étendu à la Sibérie, jusqu'au Pacifique et à l'Alaska ? Qui a essaimé la culture en Sibérie ? Dès la fin du XVIIIe siècle, la culture y était florissante, et quelle pépinière de talents ! Pourtant, nous ne parlons que des Oblomov, Petchorine, Onéguine : tous des 'hommes inutiles ' [lišnij čelovek], incapables de se réaliser. Où sont les hommes d'action ? les bâtisseurs ? les créateurs ? La littérature russe est passé à côté d'eux".

- Sokourov : "Quand cette cassure s'est-elle produite ?"

- Soljénitsyne : " Ce n'était pas une vraie cassure. C'est un fleuve qui s'est mis à couler... cela s'est amplifié, je pense, sous l'influence de Gogol. De la viennent les satiristes, les ironistes, Saltykov-Chtchédrine...  Ce n'est pas un hasard si Gogol n'a pas pu écrire la deuxième partie des Ames mortes. Il ne pouvait tout simplement pas. C'est la spécificité du talent : il avait ce regard transperçant axé sur tous les aspects négatifs,  comme des rayons X".  

- Sokourov : "De par son essence, l'art a besoin d'un environnement complexe, tendu, dramatique, pour naître, n'est-ce pas ?"

- Soljénitsyne : "Pas toujours. L'environnement peut être paisible et lyrique".

- Sokourov : "Je parle des grandes œuvres dramatiques et tragiques".

- Soljénitsyne : "Les grandes œuvres peuvent venir autrement. Comme de petits ruisseaux. Cela dépend du vécu de l'auteur. Il peut s'agir d'une rivière impétueuse, d'un torrent, mais aussi d'un paisible ruisseau, plein de charme. Le 'dramatisme' n'est pas la condition sine qua non de la littérature et de l'art".

- Sokourov : "Existe-t-il des choses dans notre vie que la Russie n'ait pas connues auparavant ?"

- Soljénitsyne : "Depuis 1917, il y a beaucoup de nouveauté. Nous ne l'avons pas décrit. Car on éliminait ceux qui voulaient décrire les choses, telles qu'elles étaient. On brûlait leurs œuvres. Je n'oublierai jamais comment, un matin, on me conduisit à l'interrogatoire. Au milieu du bureau du juge, il y avait un énorme tas de manuscrits. Un immense labeur... [...] Je me suis dit avec horreur : 'Maintenant,tout cela va être détruit'. Mon journal de guerre a été brûlé ; mes cinq carnets. Ils m'ont privé de ma mémoire de cette époque. Toutes mes notes du front ont disparu. C'était comme le symbole de tout ce qui  a été anéanti. Et il y en a eu des choses anéanties en Russie ! Depuis 1917, notre vie a énormément changé. Notre peuple aussi a changé ; aujourd'hui, ce n'est plus le même. Notre littérature a mal rendu compte de ce phénomène, mais la faute ne lui en est pas imputable parce que toute vérité était écrasée, tandis que les mensonges à la gloire du régime soviétique étaient artificiellement distillés et encouragés. Nous avons cédé et nous n'avons pas compris avec quelle Russie nous avons abordé les années 1990. Pourquoi tant de choses nous surprennent aujourd'hui ? Parce que pendant 70 ans, nous n'avons rien su de notre pays. Nous avons parlé de cruauté : la cruauté qui s'est développée à l'époque soviétique est inédite. C'est un acquis direct de cette époque : ou c'est moi qui te dévore ou c'est toi qui le fais, ou c'est moi qui te dénonce, ou c'est toi qui le fais. L'un de nous deux doit aller en prison".

[Digression sur l'écrivain Valentin Raspoutine]

[Film tourné en 1998 par le studio Nadejda  à Saint-Pétersbourg sur commande de ORT (première chaîne de télévision d'Etat en Russie)]

 

 

Orientations bibliographiques : Georges NIVAT, Le phénomène Soljénitsyne, P, Fayard, 2009, 449 p.

Notice créée le 5 Mars 2009. Dernière modification le 29 Février 2012.

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