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Empire disparu (L')
(ИСЧЕЗНУВШАЯ ИМПЕРИЯ)

Film de fiction, Russie, 2008, de Karen Chakhnazarov, en couleur, sonore.

Production : MOSFILM, Studio Courrier, Vox Video, Russie, 2008

Durée : 105 minutes.

Version originale : russe

Sous-titres : anglais

Résumé :
 

L'Empire disparu est à la fois un film autobiographique et un film d'apprentissage. Karen Chakhnazarov (cité par Lilia Kaganovsky, voir infra) témoigne :  "The attention is focused on a classical love triangle [between] two boys and a girl. This is a memoir of my youth. Today I wonder at the fact that back then we all fell in love, got married, and divorced, and it did not occurr to us, that the country in which we were living was already condemned and would soon vanish from the world map, that our life was going on against the background of global historic events" (1). L'action du film est datée très précisément à l'automne 1973 par de nombreuses séquences d'images d'archives (mort d'Allende, guerre du Vietnam, discours d'un Brejnev encore tonique à la télévision soviétique). Elle se déroule intégralement à Moscou, avec une courte échappée du héros en Asie centrale. Reprenant un schéma traditionnel dans le cinéma soviétique, Chakhnazarov met en scène trois jeunes gens qui incarnent le spectre de ce qu'Alexei Yurchak a intitulé "the last Soviet generation". Sergueï Narbekov, le héros du film (interprété par Alexandre Liapine) est étudiant en première année à l’Institut pédagogique. Peu studieux, il préfère les fêtes bien arrosées avec ses deux amis d’école, Stepan Molodzov et Kostia Denissov. Sergueï habite avec sa mère, son frère cadet et son grand-père (Armen Djigarkhanian, exceptionnel), archéologue renommé qui avait dirigé autrefois les fouilles du site de l’ancien Khorezm en Asie centrale (Ouzbékistan soviétique). En classe, Sergueï fait la connaissance de Liouda Beletskaya, dont il tombe amoureux. Bon gosse sur le fond mais dragueur invétéré, le jeune homme multiplie les mufleries à l'égard de Liouda qui finit par le laisser tomber. L'intérêt du film consiste en une représentation extrêmement élaborée de la jeunesse brejnévienne inextinguiblement attirée par l'Occident sous tous ses aspects : habillement (jeans), musique (Beatles, Rolling Stones), danse (rock), liberté de comportement (sexe, drogue). En mal d'argent, ces jeunes plongent dans la débrouille, le troc, le marché noir, sur fond de corruption de la police. Le byt brejnévien est rendu avec un grand luxe de détails – tout comme l'atmosphère des prémices du Dégel dans Les Zazous de Valeri Todorovski la même année : Lilia Kaganovsky évoque une "attention obsessionnelle aux détails de la période" ainsi qu'une couleur "dé-saturée". On notera particulièrement la reconstitution de l'habitat délabré (intérieurs d'appartements, cours d'immeubles) du Moscou des années 1970.

Les choses tournent mal pour Sergueï. Par dépit amoureux, Liouda s'est tournée vers Stepan, le meilleur ami de son ancien amoureux, dont elle attend un enfant. La mère du jeune homme meurt d’un cancer et il est exclu de l’Institut à la suite d’une bagarre. Pour retrouver son équilibre, il décide de quitter Moscou et de se rendre dans la ville découverte autrefois par son grand-père. Une trentaine d'années passent. Sergueï rencontre par hasard Stepan à l'aéroport de Moscou : le "traître" qui a volé Liouba à celui qui l'aimait, a émigré à l'Ouest. A peine reconnaissable, bouffi d'embonpoint, Stepan avoue qu'il n'est pas heureux : "Our address is the Soviet Union", se remémore-t-il, ajoutant que "tout est étranger, tout est mauvais dans le Moscou d'aujourd'hui". Son expérience de l'émigration est un échec. Quant à Kostia, autrefois le plus fanatique d'Occident, il s'est mis à boire et a fini par mourir, "n'ayant jamais trouvé sa place dans la vie". Sergueï, le vrai héros du film, est le seul à s'en sortir : descendant de l'intelligentsia, il a choisi, à un tournant crucial de sa vie, la voie de la science et non celle de la réussite par l'argent. A Khorezm, il a pu trouver l'apaisement en s'inscrivant dans la lignée familiale et est devenu traducteur du persan. Il a abandonné les marqueurs et les valeurs de l'Ouest : le salut est, géographiquement et mentalement, à l'Est.

"L'empire disparu",  ce n'est pas cette "Cité des Vents" du XIIe siècle perdue au fin fond de l'Asie centrale, comme le spectateur l'imagine au début du film. Ce n'est pas non plus l'Occident fantasmé dont rêvait la jeunesse brejnévienne : "The dream of the West, with its clothing, its music, its porn, and its freedom of movement, when finally available to Russia's citizens, dissolves in the reality of displacement and dislocation [...]" – analyse Lilya Kaganovsky. Izčesnuvšaja imperija – c'est bien la nostalgie du passé soviétique ; un passé qui, après les déconvenues de l'ouverture sur l'Occident liées à la perestroïka, est idéalisé, paré de toutes les vertus, en occultant la plupart des aspects négatifs de l'histoire de l'URSS (répressions, souffrance, peur, absence d'espoir). Une nostalgie, enfin, délibérément décuplée pour séduire un spectateur voyeur, et qui s'accompagne, chez Chakhnazarov, d'une mélancolie quant à sa propre jeunesse enfuie.

(1) Citation de Chakhnazarov dans "Chakhnazarov fait son premier film sur l'amour", reprise par L. Kaganovsky, voir infra.

Orientations bibliographiques :

Svetlana BOYM, "Kitsch et nostalgies dans le cinéma post-soviétique", in K. Feigelson (dir.), Caméra politique. Cinéma et  stalinisme, P, Presses Sorbonne Nouvelle, 2005, p. 137-148 ;

Sur le film : Lilya KAGANOVSKY [reviewed by], "Karen Shakhnazarov: The Vanished Empire (Ischeznuvshaia imperiia, 2008)", 2008, http://www.kinokultura.com/2008/22r-vanished.shtml

Birgit BEUMERS, "The Self and the Other in Recent Russian Cinema", Kinokultura: Issue 30 (2010), http://www.kinokultura.com/2010/30-beumers.shtml

Sur la "dernière génération soviétique" : Aleksei YURCHAK, Everything was forever, until it was no more. The Last Soviet Generation, Princeton-Oxford, Princeton UP, 2006 ;

Notice créée le 2 Juillet 2012. Dernière modification le 6 Juillet 2012.

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