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Elena

Film de fiction, Russie, 2011, de Andreï Zviaguintsev, en couleur, sonore.

Production : Non-Stop Production, Russie, 2011

Durée : 109 minutes.

Version originale : russe

Sous-titres : anglais

Résumé :

"Les deux précédents films de Zviaguintsev, Le Retour et Le Bannissement, s'ancraient dans des univers sans repères spatiaux et temporels clairs. Le troisième, Elena (2011), rompt avec ce principe". Le cinéaste s'en explique : "Dans mes deux premiers films, le propos trouvait de la force symbolique dans cette absence volontaire de définition des lieux et des époques. L'histoire d'Elena exigeait au contraire qu'on la situe dans la Russie d'aujourd'hui" (1). Par contre, on observe une continuité thématique entre ces trois longs métrages, puisque Elena plonge à nouveau le spectateur dans un drame familial, une crise liée à la parentalité qui se dénoue – à chaque fois – de manière dramatique.

L'action est ancrée dans le Moscou des années 2010. La première séquence du film est d'une longueur étonnante : pendant 80 secondes, dans un silence total, la caméra immobile fixe le balcon d'un immeuble résidentiel ultra-moderne derrière un premier plan d'arbres ; puis, enfin, pénètre à l'intérieur des grandes baies pour balayer – toujours sans aucun son – un immense appartement au luxe nouveau riche et à l'atmosphère glaciale. D'emblée, la bulle dorée dans laquelle va se dérouler le film est campée. Enfin, la caméra s'arrête sur un canapé-lit étroit où dort une femme, seule, avant de filer dans la chambre d'un homme qui se prélasse seul dans un lit gigantesque. C'est l'histoire d'un couple rassis : Vladimir, la soixantaine sportive grâce à des séances de musculation, a fait fortune et vit maintenant à la retraite, protégé de la misère environnante dans un quartier chic du centre de Moscou. Il s'est marié deux ans plus tôt avec Elena, ancienne infirmière d'une bonne cinquantaine d'années avec laquelle il a vécu huit ans avant de l'épouser. Sincèrement attaché à elle, il la traite néanmoins comme une boniche : Elena est bonne pour la cuisine, le ménage, la distribution des médicaments, le sexe quand il en a envie, mais ils ne dorment pas ensemble. Cependant, contrairement au Retour et au Bannissement, c'est elle, c'est une femme, qui incarne le personnage principal et qui donne son nom au film. Une femme simple, une Russe ordinaire qui n'a pas reçu d'écucation. Tous deux sont donc issus de milieux sociaux différents. Sans se rebeller, Elena semble s'accommoder de cette sorte d'arrangement, pour autant qu'elle a trouvé la sécurité sur le plan financier. Car si elle est épouse, elle est surtout mère et grand-mère. Vladimir et Elena ont chacun un enfant d'un précédent mariage et cette progéniture constitue une pomme de discorde entre eux. Lui a une fille de dix-huit ans, Katia, "intelligente, snob, rebelle". Elle – "un fils qui ne parvient pas à sortir sa petite famille d'un sous-prolétariat alccolisé, brutal, mal logé et sans emploi [...]" (2). Chaque mois, Elena va retirer tout le montant de sa retraite à la banque ; ensuite, elle  prend le tramway, puis le train, effectue encore à pied un long trajet  à travers un terrain vague pour se rendre dans une zone péri-urbaine totalement dévastée afin d'apporter cet argent à son fils Serioja. A part son petit-fils de deux ans (l'une des clés du comportement à venir d'Elena) et sa belle-fille –, Serioja et l'aîné de ses petits-fils, Sacha, la reçoivent comme un chien. Ce périple, effectué sur fond d'une musique qui vrille les nerfs pour restituer l'angoisse d'Elena, constitue le morceau d'anthologie du film en permettant de mesurer l'abîme qui sépare les deux mondes : "le luxe moscovite bon teint et le lumpenprolétariat" (2). Un autre moment-clé, très bref, montre Vladimir, enfermé dans sa voiture allemande de luxe aux fauteuils de cuir (autre bulle étanche), croisant des ouvriers dans la rue sans les voir : il a littéralement effacé de son horizon le monde des pauvres. Cet égoïsme des riches lui sera reproché une seule fois par Elena : "Qu'est-ce qui  vous donne le droit de penser que vous êtes différent ? seulement parce que vous avez plus d'argent ? plus de biens ?"  – lorsque Vladimir, après une crise cardiaque, lui apprend qu'il laisse son héritage à sa fille Katia, menaçant du même coup l'avenir des descendants de sa femme. Dès lors, le drame va s'enclancher.

Même si Zviaguintsev ne force pas le trait idéologique – Katia est représentée comme une jeune garce, le fils d'Elena comme un bon à rien se défaussant de toutes ses responsabilités sur sa mère, son propre fils Sacha comme  membre de gangs de banlieue pratiquant une violence criminelle –, il semble néanmoins que le nœud du film soit, au-delà du drame psychologique montrant "l'effondrement d'une âme", la dénonciation cette morgue des super-riches à l'égard de ceux qui n'ont rien, la mise en lumière d'un conflit de classe dans une Russie post-soviétique où l'enrichissement exponentiel des uns et la paupérisation des autres ont exacerbé les différences sociales. Cette dimension sociale, qui s'ajoute au décryptage psychologique des personnages, le tout encapsulé dans un thriller haletant, constitue une innovation du cinéaste avec ce troisième film.

Le rôle d'Elena est interprété par Nadiejda Markina (actrice de théâtre), qui rend magnifiquement ce que Zviaguintsev "l'effondrement d'une âme" (3) ; celui de Vladimir par le Andreï Smirnov, acteur mais aussi et surtout réalisateur, qui avait tourné à l'époque brejnévienne un film-culte pour les Russes, La Gare de Biélorussie (1970), relatant la vie de plusieurs vétérans de la Seconde Guerre mondiale ; ainsi que plusieurs films qui furent frappés de censure : L'Ange (1967) et L'Automne (1974).

Le film Elena a obtenu le prix spécial de la sélection offiielle bis, "Un certain regard", au festival de Cannes 2011.

 

 

 

(1) Citations tirées de l'interview de Zviaguintsev par Arnaud Schwartz pour le quotidien La Croix, 6 mars 2012, à l'occasion de la sortie en France de son troisième long-métrage, Elena [2011].

(2) Citations tirées de la critique du film dans le quotidien Libération, 23 mai 2011 <http://next.liberation.fr/cinema/01012338867-elena-la-lutte-classe>

Orientations bibliographiques : Julian GRAFFY, "Andrei Zviagintsev: Elena (2011)", Kinokultura, Issue 35 (2012), <http://www.kinol-kultura.com/2012/35r-elena.shtml> ; Andrei ZVIAGINTSEV, "Kheppi-end mne neinteresen", interview avec Irina Ljubarskaja, Itogi, p. 68-70 ; "Je voulais raconter l'effondrement d'une âme", Interview de Zviaguintsev par Thomas Sotinel le 6 mars 2012 pour le quotidien Le Monde <http://www.lemonde.fr/cinema/article/2012/03/06/andrei-zviaguintsev-je-voulais-raconter-l-effondrement-d-une-ame_1652492_3476.html> ;

Notice créée le 23 Mars 2012. Dernière modification le 29 Mars 2012.

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